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— Qui a fait cela ? questionna Worms d’un ton glacé.

Claire perçut aussitôt la colère contenue dont Worms étouffait.

— Le docteur Borogov, dit-elle humblement.

— Je m’en doutais, éclata Ferdinand, l’assassin ! mais vous êtes donc idiote, mademoiselle, au point de ne pouvoir reconnaître un charlatan d’un médecin. Oh ! ne prenez pas cet air pincé, poursuivit-il, nous nous trouvons en face d’un mourant : parfaitement, votre père se meurt, et par votre faute, vous seriez à maudire si vous n’étiez à fesser. Donnez-moi un couteau.

Brusquement, la jeune fille mesura toutes les conséquences de son caprice, un violent désespoir la glaça. Sa pâleur naturelle s’accentua, ses lèvres se vidèrent.

— Allons, allons, murmura le médecin, adouci, ne tournez pas de l’œil, mon enfant. Je vais faire l’impossible pour le sauver.

Il trancha les liens de fortune entravant Rogissard et ausculta ce dernier.

— Vite, vite, cria-t-il en sortant son stylographe, courez sans perdre une seconde à la pharmacie et n’ayez crainte d’actionner la sonnette de nuit ! Vous demanderez ceci, ajouta-t-il en tendant le papier. Je vais lui injecter un demi-milligramme d’hyoscine.

Pendant l’absence de Claire, le médecin se mit en devoir d’inventorier la cuisine des Rogissard à la recherche de tisanes, il finit par dénicher, enfoui au fond d’un tiroir, un paquet de verveine poussiéreux. Aussitôt il prépara une infusion qu’il sucra largement et fit absorber au malade. Après quoi, il mit à bouillir un grand chaudron d’eau.

Claire revint peu après. Sa course au grand air l’avait comme dégrisée. Aucune rébellion ne fermentait plus en elle. Elle était enfin détendue et soumise.

— Docteur, pensez-vous qu’il ?…

Worms scrutait la face convulsée de l’employé de gare.

— Je suis arrivé à temps, fit-il en guise de réponse.

Une chaleur d’autoclave emplissait l’appartement.

— Maintenant, dit le médecin, nous allons lui faire des enveloppements humides.

Lentement, il posa sa veste, son gilet, sa cravate et roula ses manches de chemise au-dessus des coudes.

Ils se mirent à l’œuvre tous deux avec une sorte de rage contre le mal, avec un emportement frénétique qui rejoignait l’indifférence au-delà de leur volonté. Ils vivaient à une cadence déréglée ces instants terribles où la vie du père Rogissard semblait sourdre de son corps contracté. Leurs mouvements rapides et silencieux comme des mouvements d’ombres les entraînaient dans une ronde fantastique d’où s’évadaient leurs pensées. Car ils finissaient par ne plus penser. Leur esprit s’égarait dans la puissance de leur lutte.

Ils s’agitaient à travers une vapeur d’eau qui alourdissait leur respiration. De temps à autre, leurs regards se croisaient, et ils s’effrayaient peut-être l’un l’autre, car ils avaient des visages de rêve, escamotés, inconsistants, troubles, aqueux ; leurs figures semblaient se rencontrer sous l’eau. Leurs yeux dansaient dans leurs faces boursouflées, un rictus chavirait d’un coin à l’autre de leurs bouches.

Un fracas de lavoir leur emplissait le crâne. Claire trempait les linges dans le chaudron, les tordait. Ferdinand les secouait et les appliquait sur le corps du malade. L’eau dégouttait sur le parquet. Des ruisselets se composaient, qui se joignaient bientôt pour former de larges flaques d’eau dans lesquelles Worms et sa compagne piétinaient. Ils ne disaient rien. Claire était hébétée, le docteur surveillait Rogissard. Aucun bruit étranger ne parvenait dans la chambre, excepté, à intervalles réguliers, les sifflets des trains. Le bruit qu’ils créaient avec leur eau, leurs linges et leur piétinement devenait douloureux.

Enfin ils cessèrent leur va-et-vient. Rogissard paraissait calmé.

— Voilà, dit Worms, de la bonne besogne.

Et il contempla Claire. La chaleur avait empourpré les joues de la jeune fille, son regard brillait fiévreusement, des mèches de cheveux coulaient sur sa figure.

« Tiens, pensa le médecin, je ne l’aurais pas crue aussi blonde. »

Il lui découvrait une beauté étrange qui l’émouvait peut-être.

Soudain leurs yeux se lièrent ; ils éprouvaient une gêne imprécise. Ils demeurèrent quelques secondes interdits, vaguement anxieux, sans avoir la volonté de rompre ce charme opprimant.

— Merci, dit enfin Claire, le mot est sobre et tellement galvaudé qu’il ne signifie pas grand-chose, mais je voudrais qu’il traduise toute la reconnaissance que…

— Je sais, dit Worms, redevenant plus Worms que jamais devant ce parler familier pour lui.

Il voulut éprouver la jeune fille, mettre à vif sa susceptibilité par un ton dédaigneux. Elle l’intriguait.

— Ne parlez pas de reconnaissance, la reconnaissance est plus lourde que le bienfait, car elle ne s’assouvit jamais. J’ai fait mon métier, vous me payez, n’enveloppez pas cette transaction de sentiments grandiloquents.

Claire le regarda, un instant déroutée, puis elle sourit.

Ils se comprirent ; ils étaient au fond très superficiels l’un et l’autre.

Rogissard s’assoupit. Inerte, il ressemblait à une carcasse d’homme mort, ses os saillaient de toute part comme les baleines d’un très vieux parapluie.

Claire pensa que le médecin allait partir.

— Avant de vous en aller, vous prendrez bien une tasse de café, très fort ? proposa-t-elle.

— Il n’est pas question que je parte, protesta Worms. Nous avons encore du travail.

Néanmoins, il suivit la jeune fille dans la salle à manger triste, où l’on pénétrait rarement et qui, figée dans sa cire, sentait l’oubli.

Worms questionna Claire sur Paris. Aussitôt elle s’assombrit en pensant à Ange Soleil. Que devenait-il ? Elle eut une peur intense que son éloignement ne la fasse oublier. Mais elle se dit que le musicien n’était pas un coureur de jupons et que sa solitude se traduirait par des flots de musique.

— Que pensez-vous de Paris ? demanda le docteur.

— Je ne sais pas, répondit-elle, j’ai hâte d’y retourner, voilà tout.

Ils devisèrent de banalités. Worms raconta des anecdotes sur ses malades, il savait intéresser avec peu de faits.

À quatre heures, ils retournèrent au chevet d’Auguste Rogissard afin de lui administrer des lavements ; lorsqu’ils eurent terminé, ils s’aperçurent qu’un jour gris pénétrait dans la chambre. L’atmosphère de la pièce était irrespirable, une odeur de nécropole leur engourdissait le cerveau, ils se sentaient harcelés par un sommeil fiévreux contre lequel leurs nerfs tendus s’insurgeaient.

— Ouvrez la fenêtre, commanda Worms, après avoir bordé le malade.

Ils respirèrent l’air de l’aurore voluptueusement. Le jour glissait lentement des toits. Une brise légère agitait les suprêmes feuilles calcinées sur les arbres.

— Maintenant, dit le médecin, allons nous reposer quelque peu… Vous en avez grand besoin, observa-t-il, en constatant la pâleur de Claire.

Il lui tâta le pouls. Elle avait la peau tiède et calme ; son sang battait faiblement entre les muscles du poignet.

— Je reviendrai avant midi, promit-il.

Il rentra chez lui à pas lents. La torpeur qui l’accablait chez Rogissard stagnait en lui ; il était hanté par la chaleur de Claire enfouie dans la paume de sa main droite et dans laquelle se poursuivait la palpitation feutrée de son pouls.

CHAPITRE IV

Chaque jour, avant de partir pour ses consultations, Ferdinand Worms laissait à Mademoiselle Jésus une liste de ses clients à visiter, pour le cas où un appel désespéré obligerait la vieille secrétaire à le faire quérir sur l’heure.