Claire interprétait cet égoïsme comme une exigence du génie. Affolée, craignant une faillite de son bonheur, elle avait expédié à Ange des mandats prélevés sur le peu d’argent dont elle s’était munie. Lorsqu’elle fut à court d’argent à son tour, elle écrivit une lettre savamment dosée à son patron, afin de lui réclamer une avance sur ses futurs appointements. Le marchand de vins lui adressa une aumône en l’avertissant qu’il ne s’agissait pas d’un précédent, mais d’un fait isolé, unique, dont il espérait qu’elle se souviendrait. Cet argent transita seulement à Bourg et retourna immédiatement à Paris où Ange le dissipa sans plus tarder. Alors, Claire eut recours à des expédients. Elle fit demander également à son père, une avance sur son salaire, elle emprunta à la voisine des sommes dérisoires qu’elle jetait dans les poches percées du musicien.
« Pardon ! mon grand homme de ne pouvoir faire plus, écrivait-elle en réponse aux jérémiades de son amant ; je vais rentrer bientôt, et alors tu seras à l’abri de la misère ».
L’éloignement la terrorisait, elle pressentait une accumulation de forces mauvaises qu’elle avait hâte d’affronter. Il lui semblait que sa seule présence dissiperait la nuée de soucis assaillant Ange Soleil. L’état de santé de Rogissard ne s’opposait plus à son départ. L’employé de gare jouissait maintenant de toute sa raison, il se levait, accomplissait quelques pas et demandait à boire. Il était plein d’entrain malgré son extrême faiblesse.
— Ouf, disait-il, à tout venant, que c’est bon de vivre après une pareille secousse. Cela fait plaisir de se savoir le corps et la tête à ce point solide.
« Alors fillette ? demandait-il à Claire, que penses-tu de ton vieux père ? Hein, suis-je robuste mille Dieu, le vieux bois c’est le vieux bois. »
Le bonhomme on le voit trouvait sa résurrection une excellente chose et prenait goût aux petits soins. Il appréciait la présence de sa fille et projetait de la faire demeurer auprès de lui.
— Vois-tu, lui dit-il un soir, il ne faut plus que tu retournes à Paris, je deviens vieux, et la mort me guette.
Claire fut consternée, mais son esprit de décision lui fit trouver dans le danger les armes pour le combattre.
— Nous ne sommes pas riches père, et grâce au ciel je me trouve dans une place exceptionnelle, d’autre part vous n’êtes pas vieux du tout et vous venez de prouver que la mort se désintéresse de vous, tout au contraire je pensais vous quitter sous peu.
Rogissard éprouva une vive contrariété mais la pensée qu’après le départ de sa fille la bouteille lui serait accessible, le consola bien vite.
Claire commença donc à préparer sa valise, malheureusement une grave question pécuniaire l’embarrassait. L’argent de son retour lui faisait défaut et, l’eût-elle détenu, il lui aurait manqué une « avance » lui permettant de vivre à Ange et à elle jusqu’à l’échéance de sa première paie. Elle contourna la situation, envisagea des possibilités ; mais celles-ci ne tenaient pas devant une réflexion un peu poussée. Elle ne possédait aucun bijou monnayable, aucune relation en mesure de la secourir efficacement, par ailleurs elle n’avait pas réglé Worms de ses honoraires ; certes elle savait combien le docteur répugnait à recevoir de l’argent de sa main, mais elle n’ignorait pas non plus qu’il forcerait sa répugnance par crainte de l’indisposer une nouvelle fois.
À force de songer à Worms, elle finit par décider qu’il était le seul habitant de Bourg susceptible de la tirer d’affaire. Cette fille décidée, si soucieuse des principes, si fière, n’hésita pas à tourner en crédit sur Worms le sentiment qu’elle lui inspirait. Elle ne ressentit qu’une répugnance de forme, ressortant de la timidité. Je le rendrai heureux en lui demandant un service, se dit-elle avec assez de bon sens, il n’en espère pas tant.
Elle ne se trompait pas ; Ferdinand ne nourrissait en effet aucun projet sur Claire. Il l’aimait pour lui-même, cérébralement, sans désirs décevants, en homme de science qui côtoie toutes les misères de la vie et tire de cette constante promiscuité une sorte de sérénité égoïste. Nous étudierons par la suite cette naissance de l’amour tardif chez Worms, pour l’instant nous devons songer à d’autres personnages plus impatients que notre calme médecin.
Lorsque Worms arrivait chez Rogissard, il affectait de ne s’intéresser qu’à son malade. Puis peu à peu la conversation s’écartait du domaine médical et s’étendait. Il ne tardait pas à passer dans la salle à manger avec Claire, là ils parlaient longuement de banalités qui revêtaient aux yeux de Worms un intérêt brûlant. Paris leur fournissait un sujet de discussions inépuisables. Chose curieuse, c’était les questions de Ferdinand qui révélaient Paris à Claire en lui découvrant les aspects de la capitale, inconnus d’elle et qu’elle se promettait de conquérir en compagnie de Ange Soleil. De son côté, Worms éprouvait la cuisante nostalgie de ces choses dont il était privé : la Seine désespérée et lente, les ruelles provinciales de Montmartre, les tabacs grouillant de gens pressés, et les mille tableaux évocateurs contenant les monuments, les richesses, la poésie, la magnificence de la Ville Lumière. Combien il aurait été enivrant de muser « là-bas » en compagnie de Claire, de lui désigner du doigt des images, de lui souffler du cœur des impressions.
Il dévorait la jeune fille du regard, fouillait en elle comme en un livre où il aurait puisé les enseignements de l’amour. Sa science, son calme, son ordre de vie lui pesait et ses quarante ans lui paraissaient voisins de la décrépitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser raisonnablement. Il saisissait sans réflexion les exactes dimensions de l’existence. Il aurait voulu connaître l’exaltation, la fougue, l’inconscience, tous ces bondissements de la jeunesse ; il aurait voulu que son sang pétillât et lui brûlât les veines au lieu de sentir l’immobile mouvement de marée, ce flux et ce reflux de sang paisible qui parcourait son corps comme une sève de raison.
Ce matin-là, lorsqu’il arriva chez Rogissard, il trouva l’atmosphère du logis changée. Claire préparait ses effets et prenait des dispositions pour garantir un bien-être relatif à son père. Son effervescence créait une ambiance frétillante quoique triste de départ et de solitude prématurée.
— Holà ! s’écria Worms, que se passe-t-il ?
Claire se proposait de jouer une partie pénible pour son amour-propre. Elle produisait un visage étudié, où la prudence tempérait la décision.
— Il se passe, mon bon docteur, que je dois vous quitter, mon travail m’appelle et, comme mon père se trouve en bon chemin, je lui obéis.
— Ah ! fit Ferdinand qui se sentit saisi à la gorge par un subit chagrin, et quand partez-vous ?
— Demain.
À part soi, Claire admirait sa confiance, elle trouvait cocasse d’annoncer aussi fermement son départ alors qu’elle n’avait pas un sou vaillant.
Worms palpa machinalement les joues de Rogissard. Le bonhomme se laissait faire avec anxiété et explorait la physionomie du médecin qui pensait à toute autre chose qu’à son malade.
— Et alors ? questionna l’employé de gare, avec un petit sourire inquiet, que dites-vous de votre malade, docteur ?
Worms haussa les épaules.
— Je dis qu’il n’est pas tellement vaillant et que mademoiselle a tort de le quitter aussi vite.
— Ah ! tu vois, fit Rogissard en se détournant vers sa fille.
Mais Claire lança à Ferdinand un regard suppliant auquel il ne put résister.
— Rassurez-vous, enchaîna-t-il, vous êtes tiré d’affaire, et, si vous consentez à ne plus boire…