— Comment ! s’exclama Worms en arrivant chez lui, tu n’es pas encore couchée, Blanche, dans ton état…
Il disait cela moins par sollicitude que par irritation contre sa femme dont, ce soir, la vue lui était insupportable.
Dieu ! qu’il la trouvait laide avec ses traits tirés qui mettaient une morne fixité dans son regard et sa taille ample, informe, ballonnée par un ventre pointu, pas symbolique du tout.
— Je t’attendais, mon ami, dit Blanche paisiblement. Je n’ai plus que toi depuis que tes parents ont emmené François.
Bien entendu elle se mit à pleurer. Ces larmes de mère, loin d’émouvoir Ferdinand, l’agacèrent ; il osa comparer sa femme à une vache désolée. Oui il devait se montrer franc sur ce chapitre, Blanche était bovine et infiniment ridicule, elle ne savait pas pleurer, elle ne savait rien faire, rien dire, rien penser qui ne soit elle, lamentablement elle.
Worms eut un frémissement devant la catastrophe qu’elle représentait. Toute sa vie, il serait flanqué de cette présence flasque, qui lui donnerait des enfants, recevrait ses relations, l’attendrait pour se mettre au lit, et pleurerait maladroitement.
Toute la vie, toute la vie…
Ah ! combien les bagnards avaient de chance que leurs fers soient en fer !
Le vieux père Budin mourut le lendemain d’une crise d’urémie aiguë.
CHAPITRE VI
Le temps est venu pour le lecteur de faire plus ample connaissance avec Ange Soleil, lequel n’a rôdé dans les pages précédentes qu’à titre de silhouette. Ce bohème embourgeoisé n’excitait guère la curiosité, bien qu’il se vêtit de velours à grosses côtes et adorna son visage de favoris pesants. Ni l’aisance ni l’excentricité ne pouvaient le sauver du commun. Il émanait de la médiocrité comme d’un arbre qu’aucune greffe ne pouvait améliorer. C’était irrémédiablement un individu malgré ses efforts pour se créer un personnage. Son visage exprimait seulement l’orgueil de ce qu’il désirait paraître. Tous les artifices suggérés par une étroite imagination se lisaient sur ce masque anguleux, à peau blanche et opaque. On découvrait au fond de son regard une cohorte de pensées nonchalantes, contournant tous ces tremplins intellectuels qui se nomment orgueil, volonté, ténacité, courage. Soleil était indolent et prétentieux. Il se savait incapable d’agir et attribuait sa paresse à son talent car l’intelligence ne lui faisait pas complètement défaut. C’est un précieux réconfort que de pouvoir donner des interprétations flatteuses à ses travers. Nous employons à dessein le mot « travers » parce que les défauts de Ange ne se haussaient pas jusqu’au vice. Il faut une certaine envergure pour supporter le vice ; le musicien appartenait à ces jouisseurs timorés, qui n’assimilent que les facilités de l’existence sans toutefois se donner la peine de les rechercher. Il s’admirait beaucoup. Peut-être possédait-il quelque talent — il composait parfois assez facilement — mais son œuvre n’était pas un affluent du grand art et ne prenait pas sa source sous le roc du génie car, si elle était assez réfléchie, elle n’était jamais éprouvée. Sa musique manquait d’inspiration comme l’eau des remous manque de courant. Elle tournait en rond, mais cette circonférence se décrivait autour d’aucun pivot sensible. Il s’agissait d’une circonférence accidentelle, sans nulle autre combinaison que sa forme : circonférence d’un serpent qui mord sa queue. La musique d’Ange se mordait la queue ; elle n’emprisonnait pas l’ombre d’un sentiment violent. Elle était laborieuse et vide.
Avant de connaître Claire, le musicien ignorait une bonne partie des conforts terrestres. Il avait poussé tout seul entre deux pavés parisiens, sous le regard horizontal et trop haut d’un vieil oncle, ancien instituteur, qui lui avait enseigné la musique par déformation professionnelle, tant il est vrai qu’une activité ne peut s’arrêter brusquement et court toujours sur son aire. Ange Soleil essaya très tôt de nombreux métiers dont aucun ne le satisfit. Il n’aimait pas le travail qui lui semblait désolemment inutile par son éternel recommencement. Il pensa alors à utiliser sa connaissance de la musique. Artiste ! Quel beau parti à tirer de sa paresse ! Les artistes, talentueux ou non, ne sont-ils pas les inutiles tolérés de la société ? Soleil joua donc les bohèmes désinvoltes et finit par croire en lui, au lieu de brûler pour son art. Il était sans relâche plein de sa suffisance et de sa satisfaction indulgente. Claire lui apparaissant à une période pénible de sa destinée le conquit aisément, car elle lui permettait de se consacrer totalement à soi-même. Notre musicien vécut dans un univers enchanté, garni de repas copieux, de spectacles varies, d’amour à volonté et surtout de sommeil et de farniente. Il aima Claire distraitement un peu comme on aime la main qui se tend vers vous, préoccupé surtout par ce qu’elle contient. Il se rendit compte de l’intelligence de sa maîtresse, de sa fermeté, de son esprit réfléchi, et fut fort aise de lui voir exercer ses facultés sur tout, hormis lui. Elle était une femme d’action à l’ombre de laquelle l’être élu pouvait vivre en toute quiétude. Elle possédait au plus haut degré l’art délicat de donner sans avoir l’air de se dépouiller ou d’accomplir une largesse. Et puis, elle était ardente et passionnée comme Esméralda, ce qui importait pour Ange, les paresseux étant des sensuels recherchés. On mesure alors la déception du musicien lors du départ de sa maîtresse. Les premiers jours, il dépensa frénétiquement l’argent que Claire lui avait laissé ; il éprouvait une agréable sensation de vacance, car la jeune fille insistait pour qu’il travaillât sa musique. Elle le forçait gentiment, mais fermement : « Tu dois arriver, lui glissait-elle, tu connaîtras la gloire. » Cette tyrannie incommodait Ange dont les aptitudes fondaient à mesure qu’il engraissait. Il se voulait artiste, mais son art le laissait en repos. Il ignorait les doutes cruels et lancinants, les nuits d’insomnie hallucinantes au cours desquelles l’esprit bivouaque devant un trou d’inspiration. Il ne connaissait pas non plus l’appel impérieux de la portée vide et la soif du recommencement ; sa musique ne le tourmentait pas, il la portait sans peine, sans cet effarement que donne la certitude d’une vie intérieure, indépendante et égoïste. Il ne partait jamais à la conquête de ses sensations, il n’écoutait jamais la voix de son être, les mille bouches de l’inspiration clapaient à vide dans son cœur. Il ne composait pas sa musique. Pour la créer, il n’avait pas à rassembler des éléments disparates, épars autour de lui et à les coordonner avec son rythme d’existence, mais il élaborait froidement suivant un procédé. Il partait d’un air connu, le fredonnait, s’y installait et le poursuivait. C’était facile puisqu’il empruntait un mouvement et prenait son élan grâce au tremplin d’autrui. Malgré tout, il avait de l’artiste le goût de l’indépendance et, si la composition lui coûtait peu, il était entravé par l’obligation de produire. Il profita de l’absence de Claire pour renouer d’anciennes relations dans un café du boulevard de Clichy. Il s’agissait de musiciens rencontrés au hasard d’engagements aux environs de la place Blanche. Ces gens, des Italiens pour la plupart, vivaient davantage de leurs tricheries au jeu que de leurs instruments. La passe anglaise eut vite pris à partie le pécule de Claire car le musicien aimait le jeu. Il l’aimait pour l’émotion qu’il procure infailliblement. Peut-être existait-il dans cet être sans importance un réel tempérament d’artiste se manifestant par une soif d’émotions. Il jouait prudemment, mais avec une persévérance téméraire. Il lui était indifférent de perdre pourvu que ses adversaires demeurassent impassibles et ne lui montrassent pas leur satisfaction. L’aventure du jeu avait conquis Ange. Elle lui paraissait pathétique et devenait un territoire presque infini, bien moins limité que l’art, où sa curiosité paresseuse s’épuisait sans jamais s’assouvir. Ses compagnons découvrirent très vite ce funeste penchant et surent l’exploiter. L’argent fondait dans les poches de Soleil, cela l’ennuyait.