Grâce à la maîtrise du docteur, le père Worms évita l’opération envisagée. Son pylore se déboucha tout seul, miraculeusement… quatre ans plus tard.
La « grande guerre » affermit la position du docteur Worms en le faisant bénéficier de la clientèle de ses confrères mobilisés.
Vers le milieu des hostilités, le marchand de vins mourut d’une mauvaise angine de poitrine malgré les efforts de son gendre et les prières de son épouse. Ferdinand Worms hérita de huit cent mille francs. Il n’en demandait pas tant et s’estimait comblé par les libéralités du père Borecque. Un grand mouvement intérieur bouleversa cet être réfléchi qui vit dans cette largesse du sort un mystérieux avertissement. Il sentit s’élever en lui une flamme luminescente qui, dès lors, éclaira sa vie. Le docteur Worms se dit qu’à trente ans, jouissant d’une fortune solide, il se devait tout entier à la médecine.
Il voulut lui restituer son véritable rôle qui est de soulager tout individu souffrant. On le vit se dépenser largement, indifférent à l’heure qui passe, allant de lit en lit, de grabat en grabat. Il soignait les riches sans dédain et les pauvres sans condescendance, omettant de présenter sa note lorsqu’il devinait la gêne. Il fréquentait d’un même cœur le luxe et la misère. Il savait que le mal n’a pas de classe et il vivait avec le mal. « Il m’est, disait-il, sympathique comme un vieil adversaire dont les ruses passionnent. »
Le docteur se fit lentement une réputation de philanthrope sévère qui se propagea au-delà de la ville, dans la campagne environnante.
En 1920, Blanche Borecque mit au monde un garçon, ce dont toute la famille lui fut reconnaissante. Le colonel, élu parrain, voulait le prénommer Napoléon ou César mais les femmes se récrièrent et lui firent sentir combien de tels prénoms sont lourds à porter. La maman Borecque proposa timidement François en souvenir du marchand de vin « qui aurait été si heureux s’il avait été là ». On agréa d’emblée ce prénom d’un maniement facile. On le baptisa fastueusement. Des malades reconnaissants vinrent sur les marches de l’église. On rit beaucoup des larmes du bébé ; on pleura d’émotion devant ses sourires. Après quoi, le colonel déclara qu’on en ferait un sacré petit lieutenant de cavalerie.
Les Worms habitaient une maison de deux étages cossue et confortable où le granit abondait. La façade grise révélait qu’un bon siècle s’était installé entre les pierres sans leur causer le moindre dommage. Un lierre chétif s’essayait sur les soubassements, habillant de vert la demeure jusqu’à la hauteur des fenêtres. Ces dernières étaient pourvues de petits carreaux dont certains — ceux du haut — se partageaient les trois couleurs fondamentales. Le toit d’ardoise ressemblait à un manteau de cheminée ; il enveloppait l’habitation dans une sorte de carapace luisante, un peu austère sans doute car l’ardoise est triste, mais d’une distinction savante. Chose étrange ! une avancée de tuiles roses, en forme de visière, surmontait la porte d’entrée. L’architecte avait prodigué toute son originalité à celle-ci. Elle était faite de chêne massif, tourmenté de moulures, et s’ouvrait à deux battants. Un heurtoir de cuivre représentant une tête de lion la parait bizarrement. Cette tête de lion incommodait à cause de ses yeux de verre, profonds et sans prunelles, dans lesquels le soleil glissait parfois des fixités infinies.
Pendant de longues années, François Borecque avait convoité cette maison opulente. Il eut la satisfaction d’y installer le ménage de sa fille et de voir briller sur la fameuse porte la plaque de cuivre de son gendre. Il put ainsi avant de mourir se repaître de ce legs prématuré.
Le rez-de-chaussée répondait aux nécessités du médecin. Il se composait de quatre pièces administrées par un vestibule carrelé en damier au fond duquel prenait le monumental escalier intérieur donnant accès à l’appartement. À gauche de l’entrée, s’ouvrait la porte d’un vaste salon d’attente, à droite celle du cabinet d’auscultation auquel faisait suite le laboratoire du docteur. La pièce correspondant au laboratoire servait de débarras et de bureau ; on y serrait les meubles détériorés, les vieux paravents et une galerie de tableaux d’ancêtres inconnus dont la vue déplaisait à Blanche. C’est dans cet entrepôt d’antiquaire que se tenait mademoiselle Jésus la secrétaire de Ferdinand Worms, une vieille fille de bonne tenue dont les fonctions étaient d’ouvrir la porte aux pratiques, de répondre au téléphone et de dactylographier le courrier du médecin, d’un index hésitant, sur une vieille Olliver.
La vie du docteur Worms était très active et ses nuits se peuplaient de coups de sonnette. Il subissait courageusement la tyrannie de sa clientèle sans se départir d’une constante égalité d’humeur. Sa femme ne lui avait jamais vu exprimer le moindre signe d’impatience lorsqu’un appel le sortait du lit. Elle confia à une amie que, la sonnerie du téléphone ayant retenti certaine nuit alors qu’il accomplissait son devoir d’époux, il s’était levé aussitôt et comme Blanche lui témoignait sa déception, s’était excusé courtoisement en disant : « Pardonnez-moi ma chère, et ne considérez pas mon départ comme un affront, mais comme une déficience ; je vous jure qu’il me serait impossible de prendre ou de donner du plaisir en sachant qu’un malade me réclame ». L’amie ne put conserver plus d’un jour ce secret intime qui, du reste, méritait de ne pas l’être. Toute la ville chuchota ce trait de dévouement dont certains imbéciles s’autorisèrent à rire mais que tout le monde n’eut garde d’admirer.
Le docteur Worms allait à ses malades comme un archer va au combat : allègrement et avec une constante curiosité. Il connaissait d’une manière précise les maladies et les guérissait de mémoire car il possédait un sixième sens de médium pour percevoir le mouvement intérieur de l’individu « Il me suffit, expliquait-il, d’opérer une transposition, je ne me substitue pas aux malades, mais j’interpose mon corps entre mon regard et lui. Je confronte mes sensations et ses symptômes ». Il se colletait vaillamment avec les maladies effectives et réservait tout son enthousiasme aux troubles mentaux, qui échappent aux réalités tangibles de l’anatomie et de la microbiologie. « Lorsqu’il s’agit, expliquait Worms, d’organes tels que le cœur, le foie, les poumons, le lien unissant les lésions aux symptômes est manifeste tandis qu’il n’en va pas de même pour le cerveau. La psychiatrie est une partie arriérée et sans limite de la pathologie, elle se trouve en retard sur le mouvement scientifique. Voilà pourquoi elle me passionne. »
Cette branche de la médecine le séduisait aussi parce qu’elle exige beaucoup d’intelligence, de psychologie et de grands efforts d’adaptation. Son laboratoire comprenait une bibliothèque exclusivement réservée à cette science. Il y puisait largement au cours des maigres loisirs de sa vie harassante. Ses confrères du département s’adressaient à lui et sollicitaient son diagnostic dans les cas de démence qui — trop souvent hélas — dépassaient leur compétence. Ils trouvaient pour le requérir des formules adroites, évitant l’aveu de leur incapacité.
— Allo ! glapissait le petit docteur Basin de Nantua, c’est vous, Worms ? Écoutez, j’ai en ce moment dans ma collection une gentille méningo-encéphalite diffuse qui vous amuserait, si le cœur vous en dit.
— Vous avez fait la réaction de Guillain ?
— Heu, non… je…
— Bon, murmurait Ferdinand Worms, je termine mon cabinet et je saute dans ma voiture. Avez-vous du benjoin, au moins ?