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— Pourquoi gâcher le jeu en le compliquant d’un enjeu ? faisait-il remarquer à ses partenaires égayés.

— Alors, petit vieux, faisaient ceux-ci, tu voudrais jouer des haricots ?

— Même pas, je voudrais jouer pour jouer.

Lorsqu’il fut « ratissé », Ange commença à regarder autour de lui et à évaluer chaque chose. Les maigres mandats expédiés par Claire ne lui suffisaient pas, il vendit les quelques objets appartenant à la jeune fille, il monnaya fort calmement les meubles de leur petit appartement tant et si bien que lorsque sa maîtresse revint, elle trouva un mobilier ramené à sa plus simple utilité. On eût dit en vérité qu’un huissier était passé là. Claire ne se formalisa aucunement de cette liquidation et affirma à son amant qu’il avait fait montre d’une remarquable initiative. Au fond, elle se trouvait flattée par un dépouillement aussi total. Ange était un animal qui se nourrissait d’elle. Elle se transmutait en lui et s’exaltait puissamment à la pensée des forces qu’elle lui communiquait. Elle revenait lestée des cinq mille francs de Worms. Elle rentrait au nid, harassée et triomphante ; plus heureuse que le pélican car la joie de combler l’être aimé passe celle de se sacrifier pour lui. Seul le sacrifié connaît le poids du sacrifice, un bénéficiaire ne sait jamais que ce qu’il reçoit.

Afin de jouir le plus longtemps possible de leur fortune, les amants décidèrent de ne pas remplacer le mobilier et d’aller vivre à l’hôtel. Ils parachevèrent en riant la liquidation de l’humble intérieur, si péniblement créé par Claire, et louèrent une chambre dans un petit hôtel de la rue de Provence. Ils s’offrirent alors quelques jours de vacances, de ces vacances tumultueuses et vides que l’on prend à Paris lorsque les êtres assoupis ont des appétits frénétiques. La calme Claire aux pensées si précises s’étourdit dans Paris au bras de son amant. Ange organisait savamment les plaisirs avec cette sûreté condescendante et indulgente des nervis « sortant » leurs filles. Il avait le culte de la table et choisissait les vins. Il savait boire et faire boire de manière à s’envelopper d’une torpeur tiède, rose et mélodieuse. Il inventait alors des mots très connus et beaucoup dits qui ravissaient sa compagne. En voluptueux, il l’émouvait pour lui-même, il récoltait sur cette fille une moisson de sentiments fragiles, lesquels s’étiolaient à mesure que croulait son ivresse. Il essayait de croire qu’il aimait follement sa compagne, il l’ennoblissait, elle devenait une divinité de l’amour infiniment précaire et majestueuse dont l’aspect se modifiait comme un nuage d’orage et qui s’effaçait dans le mouvement de la réalité. Pour Ange, Claire représentait le présent. Elle pesait sur lui comme la vérité du moment. Mais il ne nourrissait aucun projet à son sujet. C’est assez dire qu’il ne l’aimait pas, car les amoureux édifient sans trêve un futur prolongeant et exaltant leur liaison. L’avenir, c’est l’espoir. Le seul espoir des amants est de survivre à leur présent.

Après les repas étourdissants, après la fournaise des spectacles, après ce long ballottement dans la foule, les jeunes gens regagnaient le Trinité Hôtel devant lequel erraient des filles anxieuses mais résignées. Un pelletier occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble. Avant de rentrer, Claire jetait un regard sur les fourrures pêle-mêle dans la vitrine, semblables à un grouillement de bêtes foudroyées.

Ange examinait les filles avec convoitise. Il avait la curiosité de l’amour indifférent, il aimait l’étreinte dans l’acte et seulement l’étreinte. Il trouvait sa maîtresse trop cérébrale. Il ne la prenait pas, elle se donnait chaque fois. Elle se tendait vers lui comme un prisonnier se tend vers la lucarne de son cachot. Une transformation s’opérait dans toute sa personne. L’amour soufflait en bourrasque sur son visage. Ses yeux s’enfonçaient et brillaient d’un éclat brusque et sec de cassure, sa bouche pâlissait, ses joues se creusaient, un frémissement la parcourait et de cette femme chavirée par l’ivresse orgueilleuse de la soumission complète se dégageait une lumière. Un artiste moins prosaïque que le musicien eût été touché d’un tel bouleversement. Mais lui considérait ce transport comme un indice de sensualité et assouvissait ses instincts de forniqueur populacier avec la conscience qu’apportent à ces sortes de choses les garçons malingres qui dépensent leurs forces dans l’amour seulement.

Cette vie oiseuse, cette routine dans les plaisirs, ces journées creuses animées par de maigres initiatives harassèrent Ange Soleil, tandis qu’elles paraissaient à Claire l’ombre portée du Paradis. La présence constante de Claire ennuyait le musicien et le gênait. Il rougissait lorsqu’il croisait au bras de sa compagne quelques copains sur le boulevard Montmartre. Il en voulait à sa maîtresse de se pâmer à ses côtés et d’avancer dans son pas avec cette allure de conquérante extasiée. Les jours pesaient sur lui. En se couchant le soir, il pensait amèrement qu’il lui faudrait recommencer le lendemain ce va-et-vient sans but en compagnie de cette femme dont les loisirs le lésaient puisqu’ils accéléraient la dilapidation de leur pécule. Il devint taciturne et regarda méchamment sa compagne. La jeune fille finit par découvrir ce changement d’attitude et crut son amant malade. Au comble de l’anxiété, elle l’assaillit de questions.

— Je crois, avoua Soleil, je crois être victime d’une dépression motivée par mon inaction. Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui n’es pas artiste. L’art me tenaille.

Ces paroles habiles remplirent très bien leur mission. Claire, saisie de remords, voulut reprendre son travail dès le lendemain. Son admiration pour le musicien s’accrut ; décidément, il appartenait à une race élue pour laquelle les tourments de l’esprit ont été inventés.

Claire ressentit un soulagement à retourner chez le marchand de vins, d’abord parce qu’elle restituait Soleil au génie, et ensuite parce que la vieille notion plébéienne de la tâche était plus sûrement ancrée en elle que celle de l’art chez son amant.

Elle reprit le chemin de Vaugirard d’un cœur léger, prête à affronter des renoncements, à braver des difficultés. Elle avait à nouveau soif de dévouement.

Quant à Ange Soleil, il se hâta vers ses amis de la butte, lesquels firent rapidement crouler à coups de dés ce qui demeurait de la générosité de Worms.

CHAPITRE VII

Félix Blanchin, le patron de Claire Rogissard, gérait depuis de nombreuses années son entreprise de vins en gros, rue Notre-Dame-des-Champs, à proximité du cimetière Montparnasse. C’était un quinquagénaire assagi par les affaires. Il avait connu dans ses débuts de grandes difficultés et se vantait d’être arrivé à Paris en bourgeron bleu. Au début de ce livre, nous avons vu la façon rigide dont il traitait son personnel, ne tolérant aucun écart, ne pardonnant aucune faute ; il conduisait son commerce comme un attelage et tous ses employés traînaient leur charge, gaillardement, sans faiblir, en gens garantis contre les faiblesses par une permanente menace de renvoi. À vrai dire, Félix Blanchin n’était pas un tyran — on ne tourmente pas une montre — , il laissait ses gens fonctionner en paix ; chacun était un rouage dans le mouvement de la maison, il ne réclamait de ces rouages que la vérité de leur fonction.

Cet homme implacable remarqua Claire parce qu’elle travaillait consciencieusement, sans dépression, ni fièvre ambitieuse.

— Voilà, ma foi, une secrétaire modèle, se réjouit-il.