Il l’attacha à son service personnel afin de l’éprouver. La jeune fille triompha des menus pièges qui lui furent tendus. Félix Blanchin avait un frère dans les ordres et faisait appel à lui lorsqu’il voulait sonder une nature imperméable. Il entretint ce dernier de son employée.
— C’est une fille capable, expliqua-t-il, je voudrais me l’annexer, en faire l’amazone de mon affaire. Elle a de l’envergure et de la modestie, je la crois intelligente et désintéressée, j’aimerais être secondé par cette femme. Les hommes sont pour la plupart incapables ou passifs. Les rares hommes d’action sont bouillants ou cupides. Il me faut le concours de cette fille.
— Est-elle jolie ? demanda l’abbé.
— Non, affirma Blanchin qui n’aimait pas les blondes.
— Est-elle exigeante ?
— Je l’ai fait « augmenter » mais elle n’a pas paru s’en apercevoir.
— Est-elle amoureuse ?
— Je ne l’ai jamais vue en retard.
— Es-tu certain de sa probité ?
— J’ai mis à plusieurs reprises de l’argent en excédent dans sa caisse, elle me l’a toujours signalé.
Le prêtre se gratta la tonsure.
— Est-elle… bigotte ? questionna-t-il doucement.
— Ah ça… ça. Non, je ne pense pas, elle ne porte ni croix, ni médaille, elle n’a pas les lèvres pincées, elle ne dit du mal de personne, elle ne rabroue pas les cavistes chahuteurs.
— C’est une fille très bien, murmura l’abbé, il me semble en effet…
Encouragé par cette approbation ecclésiastique, Félix Blanchin avait suivi de bonne grâce les conseils que lui chuchotait son intuition. Il explora les capacités de Claire et la chargea peu à peu en travail, mais il opéra par dosages savants ; ainsi procède-t-on pour éprouver la puissance d’une machine neuve. Le marchand de vins était un homme positif. À un représentant qui lui proposait une pompe dernier cri, devant fonctionner dix ans sans se détériorer, il avait objecté cet argument :
— Comment pouvez-vous me garantir la durée d’une nouveauté ?
À aucun moment, il ne laissa percevoir à Claire l’importance qu’elle prenait. Il demeura impassible, compta ses compliments, mesura sa satisfaction. La jeune fille absorbait la besogne comme une bête complaisante accepte des fardeaux. Elle aimait le travail. Très rares sont les travailleurs qui savent œuvrer non en vue d’un résultat mais par besoin d’édifier. Il lui plaisait d’être l’intermédiaire entre un ordre et son exécution.
La maladie du père Rogissard, en éloignant Claire de son emploi, permit au marchand de vins de se rendre compte du rôle que la jeune fille jouait dans la marche de la maison. Privé de son employée, il ploya sous le poids inattendu de charges transmises et oubliées. Aussi compta-t-il les jours. Il se fit tirer l’oreille lorsque Claire implora une avance. Ce besoin d’argent le ravit. « Elle reviendra bientôt, pensa-t-il, quand les chevaux n’ont pas d’avoine, ils rongent leur longe. »
Claire revint en effet. Elle arriva un matin à l’heure habituelle, le visage tiré, le regard creux, la lèvre éteinte ; maussade et rêveuse, encore étourdie des journées frénétiques passées en compagnie de Ange, complètement déconcertée par le silence et la lenteur du calme devoir quotidien.
— Elle a dû beaucoup souffrir, s’apitoya Blanchin.
Il ne pouvait deviner qu’au contraire la fille Rogissard sortait d’un bain de bonheur tant chez cette curieuse amante, l’amour engendrait une tristesse sereine, le vague désespoir d’un moment englouti, la terreur superstitieuse du temps qui passe sur la joie et du monde qui continue. Elle se remit au travail et oublia d’approfondir sa peine.
Notre vie nous est plus vaste que l’histoire du monde. Elle se gradue également en ères et en époques, notre drame est celui des collectivités, et nous traversons des âges comportant chacun ses aventures. Comme le monde toujours, en imaginant un probable, nous marchons vers l’incertain et tombons sur un nouveau qui ne nous satisfait pas. Nous ne savons qu’attendre autre chose et que rêver d’ailleurs, mais nous avançons dans l’ombre de la réalité, de cette réalité devant laquelle reculent nos horizons.
Claire accéda progressivement à une nouvelle époque de sa vie. Elle devina cette métamorphose de ses pensées et ne s’en effraya pas. Son existence changeait, et c’était par un mouvement intérieur. Ce mouvement émanait d’elle-même. Il habitait dans son être comme une souffrance, et, comme une souffrance, la transformait. Le spectacle familier demeurait constant mais cessait d’être familier. Elle voyait différemment et ne retrouvait plus ses sensations habituelles. Elle se sentait désemparée. Le don de Worms lui avait ôté le sens de l’argent. Cette grosse somme faussait le prix de son travail. Ses efforts lui paraissaient maintenant dérisoires, au point qu’elle éprouvait l’impression de perdre son temps en travaillant. Son goût pour la tâche bien faite faiblissait car il prenait l’aspect déroutant d’un plaisir exclusif.
Sans que rien n’ait apparemment changé autour d’elle, sans que ses habitudes soient atteintes, sa puissance, c’est-à-dire le naturel, l’hermétisme de son ordre de vie, tressaillait et ce séisme moral annonçait la formation d’une vision nouvelle, de conceptions nouvelles, peut-être même d’une morale nouvelle. Claire était en marche pour une transformation. Sans que rien ne meure tout à fait en elle, quelque chose allait naître, qui serait la suite de son propre personnage.
Nous nous continuons, pareils aux arbres dont il faut couper les branches pour leur permettre de croître et de se vivifier.
Claire apercevait brusquement l’aridité du gain. Jusqu’à présent, elle avait travaillé pour sa propre satisfaction et pour celle de ses employeurs en déposant le bénéfice de cet acte aux pieds de son amant. Maintenant sa besogne l’encombrait comme un sacrifice inutile. Que représentait son salaire mensuel de trois cents francs en regard des cinq mille francs extorqués à Worms avec une si belle impudeur ? Elle regrettait d’être séparée de Soleil par l’appât d’un aussi piètre gain. Cette fille économe perdit le sens de l’argent. Pour l’ancienne Claire, chaque pièce de monnaie annonçait une liste de denrées et de plaisirs menus. C’était la possibilité d’une satisfaction laborieusement acquise et dont elle s’autorisait à jouir chichement de temps à autre. La nouvelle Claire ne distinguait plus dans les monnaies qu’un métal magique chargé d’enchaîner son amour.
Ange consommait de l’argent. Il l’empochait sans remords et sans curiosité sur sa provenance. La petite fortune rapportée par Claire le fit sourire mais il ne posa aucune question.
— Mazette ! remarqua-t-il simplement, sans la moindre arrière-pensée, on rétribue grassement les infirmières dans ton bled.
Claire détourna la tête pour rougir à son aise.
Elle pensait à la générosité de Worms que son amour discret, ravalé, étouffé comme une grossesse honteuse devait ronger ; mais toute à son bonheur égoïste, elle ne parvenait pas à se hausser jusqu’à la douleur d’autrui. La pensée qu’elle en était la source ne la gênait pas. Dans son esprit atrophié par un éblouissant amour, Worms demeurait l’être à demi légendaire, le bonhomme vaguement loufoque, le Boubouroche ridiculement amoureux et exagérément généreux.
Félix Blanchin découvrit avec inquiétude le changement survenu dans l’attitude de sa collaboratrice. Elle travaillait toujours avec une conscience digne d’éloges mais sans ardeur, accablée par une langueur inquiétante. Il se perdit en suppositions, la crut tour à tour amoureuse, malade ou lasse, essaya de la confesser, ne réussit qu’à l’effaroucher et revint sur ses positions d’observateur.