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Claire faillissait lentement à sa règle de conduite. Son détachement du travail était perceptible d’en dessous, c’est-à-dire que si son patron pressentait seulement un bouleversement, ses collègues le voyaient nettement. Car leurs rapports avec la jeune fille changeaient. Elle ne retrouvait pas cet entrain gentil et souriant qui plaisait tant aux employés sur lesquels s’exerçait son autorité. Elle ne savait plus la joie paisible d’expliquer au lieu d’ordonner ; aucune solidarité n’adoucissait les sanctions qu’elle appliquait au nom de Blanchin. Cette solidarité qu’elle devait à l’humilité de son enfance populaire, elle ne l’éprouvait plus. Pour conserver intact son passé, il faut souffrir, Claire s’ensevelissait dans un bonheur de bête, elle ne rencontrait plus que des difficultés, des inquiétudes, de petits tourments dont elle se repaissait.

* * *

Ange Soleil dépensait chaque jour une somme rondelette puisée le matin dans le pot à tabac de palissandre où Claire serrait ses valeurs. Il jouait énormément en compagnie de ses amis et aussi avec des partenaires de rencontre qui le plumaient avec tout autant d’entrain. Mais le jeu ne remplissait pas ses journées car il l’épuisait. Pour se débarrasser de l’état de fébrilité dans lequel le plongeait la frénésie du cornet à dés, Soleil se distrayait avec les filles du boulevard de Clichy. Il dansait fort bien et ses attitudes langoureuses de bohème embourgeoisé connaissaient un succès pétri de considération auprès de ces femmes naïves, cocardières et gogodes dont la seule force réside dans la conscience professionnelle et pour lesquelles chaque client représente une somme d’argent en équilibre sur un désir. Elles appartiennent au vice comme un soldat appartient à son régiment et le servent par devoir, par habitude et parfois par plaisir, car il est un au-delà où il fait bon vivre et d’où l’on regarde venir à soi, par la porte feutrée, la véritable vie, la vie aride et tourmentée, qui se présente gauchement, le col relevé et l’épiderme à vif.

Les filles accueillent volontiers qui les méprise. Or Soleil ne méprisait pas précisément les prostituées mais toutes les femmes sur lesquelles il s’était une bonne fois démontré sa supériorité. Il aimait boire des fines à l’eau au milieu des groupes pérorant, s’introduire dans les conversations de ces dames qui, tout en attendant leurs « Jules », discutaient de « coucher » et de « comptée ». Il se frottait voluptueusement à ce milieu facile mais malgré tout empreint d’un louche mystère. C’était un de ces gamins qui précèdent à reculons les fanfares militaires : il regardait, écoutait, s’extasiait. Il était hanté par le désir d’appartenir à cette faune mais sentait son inconsistance et la légèreté de sa paresse qui lui ôtaient jusqu’à la possibilité de s’« affranchir ». Car il souffrait moins d’une paresse d’action que d’une paresse d’élaboration. En pourceau aveugle et goulu, il tétait la vie à la première mamelle venu. Claire avait dissipé le léger mécanisme qui pouvait donner à ce fainéant le courage de travailler : la nécessité. Sans besoins, Ange était sans force. Il suivait qui le tolérait, se faisant humble et servile pour payer de sa présence. Il se savait inexistant et témoignait de la reconnaissance à ces tricheurs, à ces filles, à cette pègre bon enfant au sein de laquelle il se couchait comme sur un lit paisible. Parfois, lorsqu’une des prostituées en compagnie de qui il venait de trinquer sortait du café, il la suivait d’une allure dégagée et la hélait.

— Dis donc, Léla, disait-il avec un petit sourire de peur, je me sens d’attaque et j’ai des idées marrantes, montons…

Invariablement l’interpellée acceptait, et la femme — que ce fût Léla la rousse, la grande Marche, Charlotte ou Pépé — savait prendre une attitude intermédiaire entre l’amitié et le travail.

Soleil retrouvait alors ces fades accouplements dans des chambres honteuses. Il accomplissait des gestes éternels et les étreintes qu’il connaissait étaient plus désespérantes que des étreintes matrimoniales.

Le soir, il rejoignait Claire au Trinité Hôtel. Il arrivait en retard et déjà la jeune fille se « donnait un coup de fer » devant une méchante glace. Ils allaient dîner dans un restaurant de la rive gauche où l’on mangeait d’excellentes andouillettes et du riz à l’espagnol. Ni l’un ni l’autre ne parlait de sa journée. Claire ne pensait plus qu’à sa joie ; Ange s’appesantissait sur une veulerie oppressante.

C’était le repas lentement absorbé sous le regard du patron chauve à tablier de cuir, le digestif dégusté dans un grand café du boulevard Saint Germain, le retour en métro, le morne piétinement de bête dans les couloirs souterrains…

Le lit où, enfin, ils s’abattaient, tristes de leur joie, tristes de leur tristesse.

CHAPITRE VIII

Vers le milieu de février le ménage manqua d’argent. En plongeant la main dans le pot à tabac, un matin, Ange ne ramena qu’un peu de poussière au bout de ses doigts paresseux. De saisissement, il s’assit sur le bord du lit et se prit la tête à deux mains. L’argent lui avait permis de se créer des besoins, l’indigence le terrifia. Il se trouva tout à coup privé de forces, la tête bourdonnante, en proie à une vague terreur. Qu’allait-il faire, comment alimenterait-il ses plaisirs maintenant qu’il ne pouvait plus compter que sur le salaire de Claire dont les deux tiers allaient à leur entretien ? Brusquement il eut peur, peur à défaillir du lendemain béant, peur de ses passions rapidement écloses sous le châssis de l’argent, peur aussi de Claire qui ignorait à peu près tout de ses faits et gestes. L’amer regret de ces heures chèrement payées et auxquelles il n’avait prêté nulle attention ravagea son insouciance. Ah ! le désir du recommencement ! Bien que son passé fût aussi éphémère qu’un mot écrit sur une buée de vitre, il l’incommoda. Toutes ces années vécues lui laissaient une nausée de lendemain de noce. Des larmes brouillèrent sa vue. Elles venaient de très loin, comme d’un pays manqué. Ange Soleil arpenta la chambre triste, aux papiers sales, aux meubles ébréchés ; c’était donc là le décor de sa vie ? c’était dans ce local anonyme et lugubre qu’il se laissait aimer et tentait de se découvrir ! Il y avait des punaises dans son amour, et son destin mal éclairé comme la chambre, comme elle, semblait tapissé du même papier souillé.

Tout cet argent perdu lui fit mal. Il ne se sentait pas capable de dominer ses regrets. S’il avait gagné les cinq mille francs, il aurait eu l’espoir de s’en procurer à nouveau, mais comme il s’agissait somme toute d’une gracieuseté du sort, en les gaspillant, Soleil avait éteint d’un souffle trop puissant la faible flamme de la chance qui demande à être attisée délicatement.

Il hésita à sortir ; maintenant la ville lui paraissait pleine de maléfices.

Ange arpenta la chambre, fouillant ses poches rageusement ; le moindre billet de cent francs lui eût semblé un capital inouï à l’aide duquel il se serait senti capable d’édifier une fortune. Oui, cent francs maintenant lui suffiraient à recommencer. Il irait les jouer, certes, mais il les jouerait pour gagner, non en amoureux du hasard, et le hasard obéit à ceux qui le commandent.

À grand peine il totalisa dix-huit francs. De quoi manger ce jour. Claire devait également détenir une vingtaine de francs. En se modérant, ils attendraient le quinze du mois, alors la jeune fille pourrait demander un acompte. Le musicien reprit espoir. Il allait blottir sa faiblesse contre le sein de Claire, car il rejoignait l’état de débilité totale dans lequel elle l’avait trouvé. Sa seule inspiration du moment était de retrouver sa maîtresse afin de lui révéler ses excès et le dénuement où il les avait conduits. Elle le consolerait, mieux, lui pardonnerait, c’était surtout d’une absolution que Soleil avait besoin !