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Il se rendit à pied rue Notre-Dame-des-Champs et parvint devant la maison Blanchin précisément à l’instant où Claire en sortait. La fille Rogissard réprima un élan joyeux. Pour la première fois Soleil avait une délicate attention qu’elle interprétait comme une crise d’amour particulièrement impérieuse. Elle vint se pendre à son bras, toute chavirée par une joie délicieusement improvisée.

— Tu es un Ange, lui chuchota-t-elle, Dieu que ton parrain a eu raison.

Ils firent quelques pas en silence. Soleil trouvait intempestif le plaisir de Claire, en tout cas peu apte à provoquer sa confession. Sa figure triste et son mutisme surprirent la jeune fille, elle l’assaillit de questions mais il attendit que l’inquiétude intervint dans la curiosité de sa compagne avant de lâcher le pénible aveu de sa prodigalité. Il creva l’abcès tout à coup, comme on fouaille une douleur pour la vaincre, et le vida jusqu’au germe. Il avoua tout : sa découverte du jeu, l’ardent plaisir qu’il y prenait, son infortune, la frénésie de sa passion et le honteux bien-être procuré par sa promiscuité avec des gens interlopes. À mesure qu’il se dévoilait, sa laideur lui apparaissait et l’excitait. Il trouvait du plaisir à se souiller, à se noircir, à forcer le vilain tableau dans lequel il se blottissait. Des larmes de rage rendirent sa confusion pathétique. Claire était bien un peu ennuyée d’apprendre le délabrement de leur bourse mais un tel mea culpa, l’aspect d’un pareil abandon la faisait frémir d’allégresse. Elle ne voyait dans la faute de son amant que le triomphe de son repentir et elle en concevait une félicité infinie.

— Console-toi, va, lui dit-elle, plaie d’argent n’est pas mortelle, et puis ne suis-je pas là ?

Tant d’abnégation et de confiance ébranlèrent le cynisme par nonchalance du musicien. Il aima sa maîtresse à cause de l’amour qu’il lui inspirait. Rien n’était perdu puisqu’il pouvait à ce point subjuguer. Oui, elle saurait dénouer l’écheveau.

Ange sourit de soulagement, il se laissait recueillir une seconde fois, mais maintenant il se tiendrait coi dans la quiétude que Claire sécrétait. Il venait de rencontrer avec effroi le fantôme d’une misère oubliée. Dorénavant, il saurait vivre au ralenti, à l’ombre de menus plaisirs. Jamais pénitent ne fut animé d’une bonne volonté plus sincère. Là, dans la rue, il aurait été capable de composer un hymne d’allégresse, à la fois triste et trépidant ; il le sentait enfin, ses sentiments partaient en sonorités : un fracas de cuivre marquerait l’explosion de sa joie à laquelle succéderait le brusque silence de l’étourdissement, du vide cérébral ; puis s’élèverait un solo de flûte représentant la voix de la raison — bientôt soutenu par les lamentations des violons.

— Ma petite Claire, ma petite Claire, je tiens une idée formidable, cria l’artiste. Ah ! comme l’art est miséricordieux, il vient me tirer par la manche dans les moments pénibles.

Soleil dansait d’enthousiasme.

— Je vais m’enfermer pour des mois et composer un monument. Pa.. pa.. li.. la.. li.. la.. la, chantonna-t-il, une douleur, la souffrance, ça appuie sur la gâchette de l’inspiration, Claire, c’est merveilleux. Je sens mon œuvre. Ah ! tu vas voir.

Claire souriait, amusée et intimidée par l’explosion de cette nouvelle allégresse. Elle ne doutait pas que son amant fût à l’instant visité par le génie ; comme elle goûtait tous les proverbes, elle se dit que d’un mal pouvait naître un bien.

Soleil se montra d’humeur joyeuse pendant le repas, entrecoupant la conversation par de tonitruants tra la la lo lère.

Il réclama un la au saxophoniste famélique qui vint donner une aubade dans la salle de restaurant et déposa cinquante centimes dans sa sébile.

Un peu de neige folle chargeait le vent du boulevard. Après-demain serait le quinze…

* * *

Avec une sorte de stupeur, Ange obéit à ses résolutions. Il resta cloîtré dans leur chambre, ne sortant distraitement que pour prendre ses repas. Ce garçon inconsistant avait l’étrange faculté d’oublier très vite. Bientôt le bar Bar et ses clients s’estompèrent dans son esprit. Sa soif du jeu s’apaisa. Il découvrit une nouvelle volupté : le sommeil. Soleil s’aperçut que dormir pouvait très bien être une occupation. Et il suffisait de se consacrer à une occupation pour lui arracher des jouissances insoupçonnées. L’hiver le cernait dans son lit, il y demeurerait donc. Il s’éveillait lorsque Claire se levait et savourait à travers une somnolence molle le bien-être contenu par cette chaleur humaine, accumulée sous les draps. Lentement, il se rendormait, avec des hésitations qui lui faisaient suivre le processus de son évanouissement dans le flou. Les heures s’écoulaient très vite, ponctuées par les bruits de l’hôtel qui heurtaient son sommeil. Il se levait vers onze heures, au moment où le valet de chambre déclenchait bruyamment le zonzonnement de l’aspirateur dans la pièce voisine. Après une toilette sommaire, il allait se faire raser chez un petit coiffeur de la rue Chaussée-d’Antin. L’après-midi, il refondait la symphonie qu’il traînait dans ses fontes depuis deux ans. Sa musique l’occupait entièrement, Ange voulait produire une pièce importante qui pût être éditée et sur laquelle il bâtirait sa renommée. C’est pourquoi il y travaillait fébrilement, suivant son fameux procédé de continuité d’une œuvre, or comme il partait d’une musique qui était déjà sienne, le résultat obtenu serait forcément marqué d’un cachet ultra-personnel. Enfin ! car depuis longtemps rien n’était sorti de lui qui fût un fruit absolu de sa pensée. Sa symphonie lui paraissait digne du succès ; l’allegro venait bien et le largo comprenait un mouvement d’une amplitude dénotant un certain courage. Par exemple, le menuet lui causait de graves tourments car il ne saisissait pas sa tournure ancienne. Pour s’en tirer, il demanda beaucoup à Mozart et Boccherini. Il réussit un mouvement somnolent coupé à intervalles de brusques réveils fort artificiels. Néanmoins il s’avoua satisfait et se dit que les failles de son édifice en soulignaient la force. D’après Soleil, un chef-d’œuvre ne devait pas se montrer d’une beauté uniforme.

Claire vivait dans les transes. Elle craignait qu’une catastrophe vint interrompre l’envol de son amant. Ange avançait au succès, de portées en portées. Il devait réussir. Il se coucherait alors de toute sa surface sur sa musique qui le hisserait. La jeune fille ne pensait plus qu’à cette œuvre qu’elle regrettait de ne pouvoir apprécier. Au long du jour elle songeait à la musique de Soleil. Elle en apprenait des passages qui tournaient dans sa mémoire jusqu’à provoquer en elle une immense lassitude. Elle devenait rêveuse, dolente, abstraite et se désintéressait chaque jour davantage de la maison Blanchin.

Le marchand de vins ne s’inquiétait plus de son employée mais la surveillait activement, sourcils froncés et griffes dehors car il se promettait de faire payer à Claire la désillusion qu’elle lui infligeait. Il soulignait avec une joie malsaine ses erreurs et ses faiblesses.

— Ah ! mademoiselle Rogissard, je me demande ce qui vous est arrivé pour que vous soyez à ce point changée, larmoyait-il à tout moment.

Claire rougissait mais ne perdait pas son assurance. Les sarcasmes de son patron ne l’atteignaient plus. Elle était en route pour une autre vie.

* * *

Lorsque la symphonie fut achevée, revue, corrigée, recopiée, Ange Soleil se crut un autre homme, enfanté par le travail en même temps que son œuvre, et devant qui ses contemporains devaient s’incliner. Il ne pensait plus à sa vie passée, tous ses regards se portaient vers un avenir où s’amoncelaient des lauriers.