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Il courut chez les éditeurs de musique et poussa leur porte le front haut et l’œil conquérant. Ces messieurs lui dirent de repasser. Il repassa. Chaque fois on lui remit son rouleau de musique en masquant un refus derrière des compliments passe-partout ressemblant à des condoléances. Mais ces rebuffades ne lui firent pas perdre sa belle assurance. La suprême ressource des artistes rebutés est de se croire incompris…

— C’est normal, affirmait Ange à sa maîtresse, la musique classique disparaît, si j’avais sorti un morceau de jazz, je connaîtrais la grande vogue, mais je suis pour la musique sérieuse, ma symphonie peut dormir dans un tiroir, son heure viendra car elle représente une vérité. Soleil ne savait pas que les vérités sont périssables.

Le dernier jour du mois, Claire apporta l’autre moitié de sa paie. Elle était soucieuse.

— Comment atteindrons-nous la fin du mois prochain ? exposa-t-elle.

Avec ses trente-et-un jours, Mars la terrorisait.

— Eh bien, allons seulement au quinze, proposa Ange, toujours disposé à trouver un palliatif commode, tu obtiendras certainement un autre acompte.

La jeune fille haussa les épaules. Elle savait bien que son étoile pâlissait à la maison Blanchin où ses faits et gestes s’accomplissaient dans la pleine lumière de l’attention générale. Redemander un nouvel acompte c’était s’attirer un dur sermon du marchand de vins.

Elle eut un geste las.

— Cela ne servirait à rien mon pauvre amour puisque tout serait à recommencer le mois suivant.

Soleil se rembrunit, de nouvelles restrictions ne lui souriaient pas. Il n’acceptait pas de se priver pour la conquête d’un équilibre douteux. Il ressemblait à ces héros qui n’acceptent de mourir qu’en échange d’une certitude. Le quotidien avait un goût de rance et Claire, dont le pouvoir faiblissait, lui paraissait laide et encombrante.

— Il me vient une idée, murmura la jeune fille. Écoute, ta musique est belle, si elle était éditée, elle enthousiasmerait bien des connaisseurs, pourquoi ne la ferais-tu pas imprimer toi-même ?

Le musicien fit un saut. Brave Claire. Ah ! bonne Claire amoureuse et entreprenante. Il la saisit dans ses bras et la souleva de terre. Il embrassait à pleine bouche les rires de sa maîtresse.

— Mais l’argent ? fit-il soudain, en la reposant à terre.

— Ah bast ! combien cela peut-il coûter ?

— Je ne sais pas… Attends ! Peut-être… oui au moins cent francs le mille.

Claire sourit.

— Il nous restera donc cinquante francs pour traverser le mois…

— Non, dit Ange, je vais presser l’imprimeur et je suis certain de tout vendre en huit jours.

Ils employèrent une partie de la nuit à tirer des plans. Soleil décida que sitôt que sa symphonie serait sortie des presses, il la placerait en dépôt chez tous les grands marchands de musique de Paris. Je pousserai la vente au moyen d’une claque affirma-t-il, et il expliqua à Claire que les artistes de théâtre payaient des compères pour les applaudir. Partant de ce principe, il mobiliserait ses copains de la Butte et les enverrait acheter son œuvre chez les principaux dépositaires.

— Tu vois, cette publicité est la meilleure dans sa simplicité, affirmait-il, d’un sur entendu.

Un imprimeur de Montrouge se chargea du travail moyennant cent dix francs. Soleil ne quitta presque pas l’imprimerie avant que ses mille exemplaires fussent tirés. Il était transformé par une joie d’enfant. Au fur et à mesure que sa musique tombait en pages définitives, elle lui donnait la certitude de son talent. Il imaginait son nom associé à d’autres noms célèbres de l’époque. On parlerait de lui peu à peu, sa gloire serait durable. On jouerait ses œuvres dans les grands concerts. Il deviendrait l’homme qu’il était peut-être déjà. Et dans l’étourdissement de la réussite son talent fermenterait. Car, son caractère indolent l’exigeait, il ne pouvait persévérer sans applaudissements.

Enfin le moment de la parution vint. Soleil se fit livrer la totalité du tirage au Trinité Hôtel et passa une demi-journée à se repaître de son œuvre. Il prenait un exemplaire de la symphonie, le feuilletait, fredonnait un passage bien venu, puis il le posait pour en prendre un autre qui lui semblait différent. Chaque partition avait son caractère, et surgissait dans sa vue avec la brusquerie d’une chose inconnue. Il humait ces feuillets neufs, ce papier fraîchement imprimé. Les mille brochures le représentaient différemment, il était contenu mille fois et mille fois nouveau.

Le soir, Claire partagea sa joie. Elle voulut à toute force qu’il lui dédicaçât un exemplaire et elle embrassa la signature.

— Tu te mets de l’encre sur les lèvres, prévint ce faux poète.

Dès le lendemain il partit à la conquête du public, un paquet de symphonies sous le bras. Il se présenta chez des marchands de musique de la rive gauche qu’il connaissait vaguement et leur laissa à chacun une vingtaine de partitions. Il réussit à en caser de la sorte près de quatre cents dans la même journée. Il était résolu à repasser sous huitaine afin de « relever le compteur » selon ses propres expressions. Il ne lui restait plus qu’à se tenir à l’affût, mais il voulut mettre à exécution son projet de lancement et courut chez ses amis du Bar. Il leur exposa son plan et leur remit à chacun l’argent nécessaire à l’achat de plusieurs symphonies.

— Vous saisissez, expliquait-il, la musique peut se lancer comme un produit quelconque. Si le vendeur se voit demander tel morceau, il s’y intéresse et le pousse. Il faut savoir semer pour récolter.

Soleil refusa les propositions de ses amis relatives à une partie de passe anglaise car il se trouvait « désargenté » et reprit le chemin de son hôtel.

Les musiciens se gaussèrent et de sa symphonie et de son sens des affaires. L’un d’eux proposa de grouper l’argent distribué par Ange et de le boire à la réussite de son œuvre ; cette proposition réunit tous les suffrages.

* * *

Pendant les huit jours qui suivirent, les deux amants se nourrirent de pain frais et de poissons frits qu’ils absorbaient devant quelque café crème tiède. Ils riaient de leur indigence passagère.

— Et dire, rêvait Claire en époussetant les miettes égarées dans les plis de sa jupe, et dire que tes symphonies sont peut-être toutes vendues.

— Tant mieux, souriait Soleil, il en reste encore six cents, je peux réapprovisionner mes magasins, de plus, mon imprimeur m’a promis de conserver les flans pendant quelque temps.

Il prenait un crayon et s’absorbait dans des multiplications sur le marbre de la table ce qui faisait maugréer le patron.

Le grand jour tombait un vendredi. Ange se leva en même temps que sa maîtresse et partit relever ses filets.

Il était ému mais calme. Au contraire Claire vivait des instants de folle surexcitation, tant et si bien qu’elle accumula erreurs sur erreurs à la maison Blanchin. Le marchand de vins, contrairement à ses habitudes, laissa éclater sa colère. Son ressentiment contre Claire s’étala en termes véhéments. Il l’accabla de reproches, allant jusqu’à faire des allusions à sa vie privée, dont à la vérité il ne savait rien.

— Je me demande ce qui vous occupe l’esprit, déclara Blanchin, ma parole vous devez être la victime d’un gigolo pour perdre ainsi l’habitude de votre travail.

C’était là une phrase malheureuse. Claire pouvait tolérer d’être rabrouée pour des fautes évidentes, elle aurait accepté l’injure de cette supposition si celle-ci n’avait pas été l’expression de la vérité, mais voir accoler au veston d’Ange le terme de gigolo la pétrifia de fureur.

Elle se leva raide et blême.

— Je vous défends, je vous défends, grinça-t-elle.