Le marchand de vins la traita de péronnelle.
La jeune fille riposta en qualifiant son patron de goujat et de garde-chiourme, ce qui malgré l’étendue des droits prolétaires, dépassait une élémentaire mesure. Blanchin vit son autorité en équilibre instable ; or l’autorité avant tout, il pensa à Richelieu qui fit exécuter St-Mars.
— Je vous chasse, dit-il, non sans quelque noblesse.
Pour la première fois Claire subit la cuisante humiliation d’un renvoi.
Elle rentra chez elle, hagarde et tremblante mais soulagée néanmoins par le sentiment d’accéder à une nouvelle époque.
— Je suis arrivée, je suis arrivée, murmurait-elle. À quoi ? elle était incapable de le comprendre. Ces derniers mois de travail lui faisaient l’effet d’un pénible cheminement à travers une jungle de maléfices. Son renvoi en était l’aboutissement. Elle avait évolué par rapport à un état de chose immuable. Elle venait de se dégager. Peut-être était-ce bien ainsi.
Elle admirait l’opportunité du hasard, qui la privait de ressources le jour même où Ange plongeait dans une mine prolifique. La jeune fille se calma. Bientôt ne subsista plus en elle qu’une brûlure d’amour-propre.
Elle se mit à coudre en attendant le retour de Soleil.
Il arriva sur le soir, tête basse et le regard vidé, portant sous le bras, au complet, les quatre cents symphonies déposées.
— Rien ! rien ! on s’est foutu de moi. Le monde entier me boude. Je suis un raté, trépigna-t-il. Les copains ne se sont même pas dérangés. Quelle immense trahison Claire ! Pas une symphonie de vendue. Si tu avais vu le sourire narquois des vendeurs.
Claire pressa sur sa poitrine la tête échevelée de son amant.
— Nous payons notre bonheur, dit-elle, mais tout cela n’est rien, il n’a pas de prix. Je t’aime.
Brièvement, elle lui relata ses déboires personnels.
— Il ne manquait plus que cela ! tonna le musicien, eh bien, nous sommes dans de beaux draps.
Elle eut un geste très doux ; de son bras replié, elle le fit basculer sur le lit au bord duquel il était assis.
— Tais-toi, tais-toi, chuchota-t-elle en s’allongeant à ses côtés, ne sens-tu pas à quel point nous sommes deux ?
Ange fut frappé par la grâce de l’instant.
Il se tut.
Leur nuit fut noire. Elle fut très longue comme une nuit de convalescent et douloureuse car ils ne dînèrent pas.
Ils se tenaient immobiles, dans leur lit, pareils à des gisants, éveillés et silencieux, avec le poids de Paris sur leur ventre. Une enseigne lumineuse jetait spasmodiquement dans la chambre des vagues de lumière rouge.
Pendant ces intervalles de clarté artificielle, les amants apercevaient la façade morte des « Galeries Lafayette » lardée d’échelles de secours qui ressemblait à un chantier abandonné. La rumeur des boulevards montait jusqu’à eux, les ensevelissant dans leur silence. Le va-et-vient furtif de l’hôtel se confondait avec des bruits vagues. Mon Dieu, que tout cela importait peu. Ils étaient eux deux, allongés côte à côte dans la mort de leur amour. Ils refusaient ce qui ne venait pas de l’autre. Ils se taisaient ; et leurs corps ne se touchaient pas.
Ils étaient arrivés. Toute leur vie précédente — ce long errement — aboutissait à ce lit d’hôtel. Une même fatalité ratifiait leur union. Mais Paris déchaînée pouvait aboyer sur leurs chausses, ils étaient hors d’atteinte maintenant, dans la plénitude du calme désespoir.
Ils demeurèrent ainsi, longtemps, prostrés. L’enseigne lumineuse se tut, ils l’attendirent mais elle ne revint pas. Alors sentant le sommeil venir, Claire réussit le miracle de tout guérir, de tout recommencer.
— Demain, dit-elle sourdement, il fera jour. Je t’emmènerai à Bourg. Tu verras. Dormons. Nous sommes jeunes.
CHAPITRE IX
Beaucoup de personnes au cours de cet hiver 1924-25, et parmi ces personnes, de nombreux enfants durent la vie à Ferdinand Worms. Jamais le médecin n’avait été à ce point maître de sa science et prodigue de sa personne. Son amour navré l’avait plongé dans un calme creux où rôdait la neurasthénie. Il réagissait en travaillant. Il pratiquait la charité, la vraie, celle qui ne comporte pas de sacrifices, car la charité est un réflexe et ne doit pas être pensée. Sa réputation dépassait sa fortune, il était respecté par tous, aimé par beaucoup et vénéré par quelques-uns de ses rescapés. Il est doux de déployer sa reconnaissance envers un médecin : la vie étant au fond une chose abstraite, on ne peut être certain qu’un homme vous l’ait conservée, et comme un médecin fait profession de son dévouement, c’est uniquement par complaisance vis-à-vis de soi qu’on lui porte une gratitude. Ferdinand Worms pensait ainsi et ne s’attardait pas aux démonstrations de ce genre. Il aimait les malades, les gens bien portants ne l’intéressaient pas. Pas plus que sa vie, du reste, qu’il jugeait d’une fade utilité. Il était un outil, rien qu’un outil de la médecine. Le plus passif des outils est le soldat. Worms était un soldat en guerre constante avec le mal. Un soldat n’a pas le droit d’être un homme. Worms guérissait savamment mais sans tirer orgueil de son savoir, le guerrier maniant un lance-flammes utilise des causes en vue d’un effet, il sert son arme au profit d’une volonté. Il n’a pas la fierté de son acte.
Worms n’avait pas de vie privée. Il n’existait pas un endroit où il se reposât, pas une heure à laquelle il se dérobât, pas un appel auquel il ne répondît. Son foyer était aussi public que celui d’un grand homme.
— Vous vous usez trop vite, lui disait son collègue Faber.
— Ah ! baste, je fonctionne, voilà tout.
— Alors vous fonctionnez exagérément. Pourquoi diable ne prenez-vous jamais de vacances ?
— Le mal en prend-il ?
— Ah ! ricanait le rondouillard docteur, c’est une lutte sans merci, eh bien, soyez persuadé que vous serez battu au finish. Quel type vous faites ! Vous êtes un médecin ayant pour violon d’Ingres la médecine, vous…
Mais devant le regard glacé de Ferdinand il souriait d’un air gêné et se taisait.
Worms n’attendait plus rien, il connaissait la paix de l’indifférence et pensait souvent à Claire comme un chrétien pense à sa foi. La fille Rogissard s’était transformée en figure biblique dont la réalité passée n’importe plus. Parfois, il se rendait en pèlerinage chez l’employé de gare. Il trouvait ce dernier ivre et triste. Alors, il lui parlait de sa fille afin de le faire pleurer car les larmes de l’ivrogne lui procuraient une jouissance secrète, à la fois honteuse et pure. Il fouillait l’appartement d’un regard avide pour essayer d’y retrouver une image de Claire. Il avait besoin par moment de la matérialiser, pour sauvegarder la notion de ses sens… Claire avec ses cheveux tirés, ses seins de vierge et son sourire de divinité immobile…
Claire…
Pourquoi ne s’était-il pas tu quelques mois auparavant ? La conjuration du silence aurait combattu ses sentiments. Ah, n’être qu’un homme vide et routinier, accomplir des gestes de vie pour soi, sans dédain, vivre pour vivre et ne pas charrier ce mal secret : un amour perdu.
Blanche mûrissait ; son accouchement était prévu pour avril, elle devenait épaisse et pulpeuse comme une poire de septembre. Elle prenait la forme de ce fruit ; elle s’affaissait sur sa base. Ferdinand augurait un enfant exceptionnel. Il s’inquiétait de sa femme car elle représentait un cas, il craignait un siège. De toutes façons l’accouchement serait pénible. L’état de Blanche lui faisait oublier la grise monotonie de son intérieur. Il s’intéressait à sa grossesse, sans tendresse excessive mais ardemment, de toute sa conscience professionnelle.