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— J’ai peur, se lamentait Blanche, je me sens si lourde.

Il la rassurait de son mieux, sans parvenir cependant à dissiper l’appréhension de sa femme. Pourquoi n’avait-elle pas confiance en lui que tant de gens réclamaient ? Une épouse aimante n’aurait-elle pas dû s’abandonner sans réserve ?

Mais Blanche ignorerait toujours l’amour. Elle trottinait au long de son étroit destin, bâtée de sentiments médiocres.

Et ainsi le temps passait. Le temps utile pour tant d’autres et qui ne le conduisait nulle part.

* * *

Un dimanche de Mars, le médecin « visita » une petite fille de douze ans difficilement remise d’une appendicite. La jeune malade parlait avec cette volubilité effrontée qu’acquièrent les enfants malades, désaxés par leurs maux, et trop choyés par leurs parents. Elle racontait ses amies, ses rêves, ses jeux. Worms l’écoutait pérorer complaisamment. Cette petite bonne femme le berçait avec son verbiage.

— Vous voyez, disait la gamine, je ne m’ennuie pas. Papa a tourné mon lit face à la fenêtre, je regarde la rue et je vois passer tout le monde. Elle débita une liste de noms, tirant une puérile vanité de sa mémoire. Soudain Worms l’arrêta.

— Mademoiselle Rogissard ! s’exclama-t-il, est-ce de Claire, la fille de l’employé de gare qu’il s’agit ?

Et comme la petite approuvait :

— Mais je la croyais à Paris, dit Worms.

— Elle en est revenue, affirma la mère de l’enfant. La maison qui l’employait a, paraît-il, licencié une partie de son personnel.

Le médecin se sentit pâlir et il lui parut que ses doigts s’allongeaient et se raidissaient tant son saisissement était grand.

Il prit congé de ses clients et partit.

Dehors, il hésita, allait-il fuir, se terrer chez lui pour méditer à loisir ou au contraire chercherait-il à voir la jeune fille ? En obéissant à son impulsion, il redoutait de briser quelque chose par sa précipitation, par ailleurs, l’attente lui semblait impossible à endurer après ces mois d’amertume.

— Non, non, se dit-il, tout de suite.

Auguste Rogissard lui ouvrit.

Worms vit que le bonhomme était ivre, il avait le regard trouble et sentait le vin.

— Vous êtes seul ? s’inquiéta le médecin.

— Oui, fit l’autre, Claire est sortie depuis ce matin, je ne sais où elle a mangé. Oh, elle se moque bien de son vieux père, je suis seul mon bon docteur, tout seul sans personne pour s’inquiéter de moi, mais entrez donc un brin et asseyez-vous.

Le docteur pénétra dans la cuisine où traînait de la vaisselle sale et qui sentait le conduit d’évier.

— Vous boirez bien un verre de vin ? proposa Rogissard, heureux de trouver un auditeur complaisant.

Selon son habitude, il lamenta sa condition, parla de l’intransigeance de ses chefs, de la dureté de son labeur, de la jalousie de ses camarades, de l’indifférence de sa fille. Il critiquait Claire d’être revenue, alors que Paris lui tendait mille occasions de travailler. Vraiment, elle avait un caractère difficile.

Peu importait à Ferdinand qu’on brossât un vilain tableau de son amour, l’essentiel était qu’on en parlât. Il se délectait du nom de Claire. Et il regardait l’employé de gare avec une tendresse filiale. Il le trouvait touchant, pitoyable et même pittoresque avec ses épais sourcils en bataille et ses yeux fondants pareils à ceux d’un barbet aveugle.

— Que va-t-elle faire maintenant, grommelait Rogissard, sans ouvrage ici, dans un aussi fichu pays ? Je serai obligé de la nourrir pour sûr.

— Va-t-elle bientôt rentrer ? coupait le médecin à tout moment.

— Oui, je pense, puisque voilà la nuit.

Worms tressaillait au moindre bruit. Chaque fois il souhaitait que ce ne soit pas elle tant son émotion croissait. Il se disait que l’apparition de la jeune fille le ferait tomber en défaillance.

Lorsque Claire survint, une heure plus tard, Ferdinand eut un grand sourire soulagé.

Elle réprima un tressaillement à la vue du docteur et elle fut envahie par une grande joie car il était l’être qu’elle désirait le plus rencontrer.

— Vous ! s’écria-t-elle en lui serrant la main avec effusion. Comme je suis heureuse de vous retrouver ! Mais quelle idée a eue mon père de vous recevoir à la cuisine. Passons dans la salle à manger, voulez-vous ?

Et ils plantèrent là le vieux Rogissard qui se versa à boire et se mit à maugréer.

— Ainsi, vous voici revenue, définitivement, je l’espère ? Claire, vous ne pouvez pas imaginer tous les tourments que j’ai subis. L’habitude de vivre est bien puissante, croyez-moi…

Il lui posa les mains sur les épaules et la contempla ardemment.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Oui, regardez-moi, dit Claire, je n’ai pas évolué depuis notre dernière entrevue. Je suis à nouveau dans le dénuement le plus absolu et cette fois la pensée d’un travail m’attendant ne me secoure même pas, et j’ai votre dette que je traîne comme un poids mort.

Elle se tut et eut un pâle sourire.

— Vous me trouvez bien amère, n’est-il pas vrai ?

— Oui, murmura Worms, et je ne saurai supporter cela.

« D’abord laissez-moi vous jurer que vous ne me devez rien ? Malgré vous, vous représentez une partie de mon être pour laquelle le mot dette est absurde. Ensuite, poursuivit-il en ouvrant son portefeuille, vous allez accepter ce peu d’argent. Quant à du travail, je vous en trouverai. »

Il lui baisa le bout des doigts.

— Ne me regardez pas ainsi, je vous réclame un peu de pitié, oui Claire, de vraie pitié. J’essaie de compliquer, oh bien laborieusement, notre aventure. Je crée quelque chose, dans le genre sordide, mais qui nous unit un peu. Si, Claire, ayez pitié et laissez-moi partir, j’ai hâte de vous construire un demain meilleur.

Ferdinand Worms s’exaltait. Il riait, s’agitait comme un homme pris de boisson.

Des gens se retournèrent dans la rue et se demandèrent pourquoi le docteur…

* * *

Claire ne fit qu’une brève visite à son père ; en toute hâte, elle retourna à l’Hôtel de France où logeait Ange Soleil.

Il achevait de déballer ses effets.

— Eh bien, tu n’as pas été longue, sourit-il, as-tu trouvé de l’argent, au moins ?

— Oui, dit la jeune fille d’un ton rogue.

Le musicien la regarda de biais.

— J’écoute, fit-il.

Elle sursauta.

— Comment ?

— Parbleu, je vois bien que tu meures d’envie de me parler. Ton nez bouge.

On le voit, le changement de climat rendait Soleil d’excellente humeur.

En riant, il saisit Claire à la taille et l’assit sur la commode ébréchée.

— Maintenant raconte ! ordonna-t-il.

Alors, la fille Rogissard obéit. Elle était heureuse de se soulager car elle s’estimait coupable vis-à-vis de son amant. Cette femme intelligente et lucide, pleine d’alacrité pour ses semblables, avait des émois et des scrupules lorsque Ange était en jeu. Elle lui avoua l’existence de Worms et le lui dépeignit comme un papa gâteau, compliqué peut-être, mais à coup sûr, sérieusement pincé et prêt à toutes les prodigalités.

— Je me fais honte, s’écria-t-elle, pourtant je n’éprouve aucun scrupule, mais seulement la crainte de t’indisposer.

Ange Soleil demeura silencieux. Non qu’il ressentît les morsures de la jalousie, la révélation de sa maîtresse le suffoquait de plaisir. Il entrevit la fortune à perpétuité. Enfin, il allait être un homme entretenu car il entendait profiter de l’aubaine.