Выбрать главу

Mais bien vite, elle conspua ces pénibles pensées. Non ! non ! Ange vivait simplement en lézard rampant dans la lumière. C’était l’égoïste petit pélican, il avait faim des mille futilités décorant la vie des autres. Il tendait son assiette vers Claire, mais si voyons, on pouvait appeler amour cette confiance aveugle, il l’aimait. Claire s’abandonnait aux exigences de son maître, toute sa force tournée contre les faiblesses fertiles. Elle déchirait son honneur de femme intelligente parce qu’elle avait encore cette virginité-là à perdre pour se soumettre.

— Il ne faut pas que ton toubib connaisse mon existence pour commencer, prévint Ange, aussi, nous nous verrons très peu les premiers temps. Tu habiteras chez ton père et tu viendras me rejoindre un moment le soir, en te dissimulant le plus possible.

— Très bien, dit Claire.

— Tâche de ne pas rebuter le médecin.

— Non.

— Tu as bien compris ?

— Oui.

La jeune fille partit.

Soleil s’approcha de l’armoire à glace et s’observa. Il était brun et blême. Ses favoris ne faisaient plus artiste du tout. Mais quoi ?… Il faut bien vivre.

* * *

Cette même semaine, Félix Blanchin, le marchand de vins de Vaugirard, fut visité par le remords. L’absence de sa secrétaire le privait de ses moyens, aussi, après beaucoup d’hésitations et de pas perdus, se rendit-il en personne, au Trinité Hôtel, décidé à faire amende honorable. La caissière lui apprit que mademoiselle Rogissard était partie en compagnie de son monsieur depuis quatre jours. Blanchin fit bonne contenance et remercia d’un air renseigné. Mais sitôt dehors une inconcevable émotion troubla sa vue.

— La petite garce, la petite garce, me faire ça, à moi.

Il alla de ce pas, troublé, compter sa mésaventure à son frère le curé.

— Cela n’a rien pour te surprendre, déclara l’ecclésiastique, Dieu a créé l’homme avant la femme !

CHAPITRE XI

Contrairement aux prévisions de Ferdinand, lorsque Claire occupa l’emploi de mademoiselle Jésus, il n’éprouva pas l’envie de demeurer chez lui. La présence constante de la jeune fille fut une délivrance, son tourment tomba à ses pieds comme une jupe dégrafée. Claire était enfin capturée, cette certitude le décevait un peu. Il se sentait triste, et c’était la tristesse navrée de la chair après l’amour.

Worms organisa sa vie aux côtés de sa secrétaire. Il ne lui ordonna jamais un travail verbalement. Lorsqu’elle arrivait, Claire trouvait sur sa table sa besogne du jour. Le médecin ne la voyait qu’aux heures de son cabinet, devant des tiers, et il ne lui jetait que des regards furtifs, tellement graves qu’ils déconcertaient la jeune fille. Worms avait l’impression de faire fausse route en oubliant ainsi son amour. Pourquoi s’était-il exalté de la sorte, tel un collégien sentimental ? Il se ressaisissait et devenait plus rigide, plus glacé, plus Worms que jamais. Il était gêné d’avoir avoué ses sentiments à Claire et se félicitait de s’être repris. Il imaginait le roman banal auquel il venait d’échapper grâce à sa volonté. Une liaison ne conduit jamais qu’à des catastrophes. En faisant de Claire sa maîtresse, il aurait adopté une existence confuse pleine de dissimulations et de tromperies ; il connaissait les drames bourgeois de la ville, il savait de tristes histoires de cinq à sept.

Il était au-dessus de ces pauvretés… Un homme ! Oui, un homme, ce devait être lui. Il regardait dans des miroirs de rencontre sa tête placide, ses yeux intelligents, sa peau de blond, délicate, son complet noir, son chapeau melon. Car il portait un chapeau melon afin de corser encore son aspect sévère. Aucun vice ne le hantait, il était simple et ferme comme un arbre.

Ah ! son amour pouvait souffler sur lui, il saurait résister et répondre par un coup de chapeau à des sourires. Il le portait comme l’eau porte le soleil : sans le posséder.

Claire vivait dans une perpétuelle attente car Ange s’impatientait. « Que fait donc ton toubib ? » grommelait ce dernier.

— Rien, répondait-elle, il travaille.

Et la jeune fille s’émerveillait de ce travail. Elle était venue à l’affût, tous ses nerfs tendus, croyant avoir à soutenir une lutte. Elle pensait que Worms essayerait de se payer de sa bonté et Claire avait préparé de souples défenses, des pièges et des fortins, toute une panoplie de tricheuse sentimentale. Voilà qu’elle ne rencontrait que paix et conscience là où elle attendait assauts et impulsions. Elle découvrait un Worms magistral, plein de tact, de bonté. Mon Dieu, que les saints sont donc humiliants ! Elle essayait de rappeler au médecin, par des gestes réprimés, leur fameux mystère, mais il ne sourcillait pas. Ferdinand oubliait l’âpreté de ses tourments. Claire le guérissait d’elle-même. Sa présence était apaisante comme un mariage. Il croyait sa secrétaire vertueuse, et s’il était toujours sensible à l’harmonie de son corps, sa chair ne le tourmentait pas car l’esprit positif de Worms ne s’attardait qu’au mouvement, et la virginité est pire qu’une immobilité, c’est une solitude. Tout dans la personne de Claire sentait la jeune fille. Les grandes amoureuses demeurent jeunes filles parce que la passion a sa candeur.

La maîtresse de Soleil continua d’habiter chez son père. Elle réintégra si bien son ancienne existence qu’elle oublia peu à peu son séjour à Paris.

Elle rencontrait Ange la nuit et uniquement à l’Hôtel de France, à l’autre extrémité de la ville. Jamais elle ne s’oublia dans les bras de son amant. Pourtant le musicien la recevait avec un empressement inaccoutumé. La province déconcertait Soleil et il s’y ennuyait au point d’attendre impatiemment les visites quotidiennes de Claire. Il passait ses journées dans les cafés, à jouer aux cartes en compagnie de quelques fonctionnaires rondouillards et jovials, honnêtes jusque dans le jeu. Il mangeait beaucoup, ne manquait pas un spectacle et rendait de fréquentes visites à la maison close du pays dont il connaissait maintenant toutes les pensionnaires. Pourtant cette monotonie ne lui déplaisait pas car Soleil savait se créer une personnalité. Il s’affirmait compositeur et distribuait volontiers ses symphonies à son entourage, ce qui lui valut une considération réconfortante. On lui présenta Félix Ramassou, le président de l’Harmonie locale qui s’intéressa à son œuvre et promit de la faire répéter par ses musiciens en vue d’une fête de bienfaisance qui devait avoir lieu prochainement. Il rêvait déjà de se faire nommer chef de musique et s’embourgeoisait rapidement. Bientôt, se disait-il, le médecin lâchera de fortes sommes, je me louerai un bel appartement meublé et rien ne m’empêchera d’épouser Claire, et de donner des réceptions chez moi. Ces projets matrimoniaux étaient la conclusion de sa longue liaison et il pensait au mariage moins pour ratifier son amour que pour s’annexer définitivement une perle comme Claire.

Il fit des promesses à la jeune fille et elle chancela de bonheur. Il l’aimait. Il lui donnait une preuve éternelle. La preuve des preuves. Claire ressentit une immense quiétude l’envahir. Elle comprit combien jusqu’à ce jour elle avait vécue, crispée. Elle pouvait se détendre, regarder autour d’elle avec confiance. Rien ne pressait, ouf ! comme il fait bon vivre lorsqu’on se dit qu’il est inutile de courir après les événements puisque ceux-ci vous attendent.

Elle eut bientôt sujet de trouver son emploi agréable. Blanche, la femme de Worms, en véritable provinciale, avait la curiosité des nouveaux visages. Elle offrit une tasse de thé à la nouvelle secrétaire de son mari. Claire lui plut à cause de sa jeunesse, de son maintien réservé, de sa conversation ouverte et franche. À un mois de l’accouchement madame Worms avait rompu tout contact avec ses relations. Elle se terrait chez elle et, assise dans une bergère, attendait que son ventre soit mûr. Elle vivait dans les affres de l’appréhension et s’ennuyait mortellement. Elle fut joyeuse de trouver une compagne douce et compréhensive. Elle demanda à son époux l’autorisation de « faire monter » Claire l’après-midi. Worms acquiesça, satisfait comme le sont tous les hommes de mettre en présence deux femmes chères à leur cœur. Toutes deux devinrent rapidement une paire d’amies. Nous avons indiqué les raisons rendant la fille Rogissard sympathique à Blanche. Il nous reste à révéler comment cette fine mouche de Claire aima la femme du médecin, si lourde et si obtuse. Les femmes de tête se lient complaisamment avec des femmes incolores par besoin de domination. Claire était flattée d’imposer des idées et des goûts à une personne socialement supérieure à elle. Elle aima cette grosse bourgeoise passive qui s’émerveillait de ses réflexions et se fiait à son jugement comme à celui de Salomon. Et puis, Blanche était geignarde et affectueuse comme un enfant gâté. Et il est doux d’être maternelle envers un enfant riche. Ainsi, chacun de nos héros connut-il une période de calme. Tous furent touchés par la sagesse, la vraie sagesse qui donne la paix à ceux qui la méritent.