Il savait l’art délicat consistant à commander un égal sans qu’il y paraisse. Aussi ses collègues ne lui en voulaient-ils pas trop de son obligeance. Au début de sa spécialisation, ils avaient essayé le coup de la commission sur les « consultations provoquées » et suggéré l’idée d’un service rétroactif, mais Worms avait pris une attitude digne, pleine de fermeté pour témoigner combien il méprisait ces procédés de charlatans. Ses confrères qualifiaient sa dignité d’égoïsme, mais à voix basse, car il leur rendait de sérieux services… sans escompte.
— Vous vous laissez dépouiller de votre savoir, docteur, protestait parfois Mademoiselle Jésus, lorsqu’il revenait d’un canton voisin les vêtements poussiéreux, les yeux rouges et clignotants — il roulait dans un petit cabriolet découvert — et la cravate chiffonnée par le vent. « Ils » vous grugent, poursuivait la vieille fille, vous guérissez leurs malades et la gloire est pour eux.
Ferdinand Worms jetait un bref regard à sa secrétaire. Il la trouvait laide et la plaignait : la laideur étant un mal contre lequel il ne pouvait rien.
— Mademoiselle Jésus, disait-il, on ne dépouille jamais quelqu’un de son savoir et il n’y a aucune gloire à guérir. J’entends la sonnette, allez ouvrir.
Elle obéissait promptement. La vieille demoiselle était comme une girouette qui ne grince plus.
En 1924, Blanche Borecque se trouva enceinte pour la seconde fois. Ferdinand Worms en fut contrarié. Sa femme allait sur ses trente-cinq ans et il en comptait lui-même trente-huit, ils avaient pris de graves habitudes et chérissaient leur petit François d’une façon déjà exclusive, — cependant, il n’eut pas la coupable pensée d’utiliser sa science pour changer le destin de son foyer.
Il menait une calme existence, dépourvue de soucis mesquins, et entourait Blanche d’une profonde affection — c’était décidément une épouse commode, silencieuse, d’humeur aimable, sachant recevoir et possédant en mémoire pour le moins mille recettes de pâtisserie. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui détiennent l’instinct maternel avant la puberté. Son fils occupait toute sa vie. Elle regrettait d’être riche par besoin de se prodiguer et craignait qu’un événement imprévu engloutît la future fortune de François. Une nouvelle maternité l’intimidait quelque peu. Elle doutait de pouvoir se multiplier au point d’enfermer deux enfants dans le même cœur et ressentait une gêne à la pensée que l’événement provoquerait la curiosité de son aîné, dont les incessants « pourquoi » l’étourdissaient. Bien avant que sa grossesse fût apparente, Blanche se vêtit de robes vagues et légères, pareilles à des tuniques, qui dérobaient ses formes et accentuaient son allure massive. Les bourgeoises de la ville, se soumettant à la mode des cheveux coupés, abandonnaient leur magnifique toison aux ciseaux affamés des coiffeurs. Worms conseilla à sa femme de les imiter, bien qu’il tînt cette fantaisie pour un vandalisme. Il sentait l’opinion publique aux aguets et craignait que les cheveux de sa femme ne lui offrissent une prise facile ; il n’hésita pas à les lui sacrifier afin de ne pas passer pour « rebelle au modernisme ». D’autant que la chevelure de Blanche ne forçait pas l’admiration : elle était lourde, raide et d’un méchant blond. Pourtant, lorsque la jeune femme sortit du salon de coiffure, chacun se rendit compte — et Ferdinand Worms le premier — combien ce décret de la mode la désavantageait. La disparition de son chignon lui découvrait une nuque de débardeur, musclée et géométrique. La pauvre Blanche, dans ses vêtements trop larges, ressemblait à ces rudes statues de monuments aux morts symbolisant la France éplorée.
Ferdinand Worms examina sa femme avec ennui et convint qu’elle était peut-être pire que laide : ridicule.
Mais il n’en souffrit pas tout de suite car, nous l’avons dit, il ne s’intéressait qu’à la médecine.
Le docteur commençait ses visites de bonne heure. Il savait combien la nuit est hostile aux malades et courait à leur chevet avant que l’entrain du jour ne les ait rendus enclins à l’optimisme. « Le mal est noir expliquait-il, il ne faut pas le voir en rose ».
Il se levait aux premiers miroitements de l’aube et sans bruit, gagnait la salle de bain. Il se lavait à l’eau froide afin de chasser le sommeil obstruant ses pores et se frottait d’eau de Cologne avant de passer un complet de bonne coupe.
Il voulait que sa présence apporte un réconfort total. Il savait qu’une mise soignée et une odeur de savonnette mettent souvent plus en confiance que des paroles. Ainsi astiqué, frotté à vif, luisant et frais il sortait sa voiture. C’était une petite Peugeot, jaune citron, à l’arrière pointu et plat comme une punaise des bois. Tout le quartier connaissait le halètement de son moteur et le cri effroyable de son klaxon. Elle était longue à mettre en route, têtue et obstinée comme un vieil âne. Le docteur s’évertuait sur sa manivelle, sacrait contre cet engin du diable qui se moquait de lui, plongeait sous le capot et gâtait ses gants à tripoter le moteur. Enfin il arrachait quelques longs crachats à l’automobile et tournait, tournait la manivelle à perdre haleine.
Les voisins matinaux s’amusaient de la scène car il parlait à sa voiture.
— Tiens, disait-il, en as-tu assez ?
Mais le ronron du moteur s’affaissait après quelques pétarades.
— Oh ! tu renâcles ma fille, tiens donc, et maintenant as-tu compris ?
Il sautait sur son siège, rouge et le front emperlé sueur, au moment où le buste de Blanche apparaissait à la fenêtre de leur chambre, une Blanche blême et fondante dans une chemise de nuit semblable à une tunique d’archange.
— Ne prenez pas froid, Ferdinand, lançait-elle invariablement.
CHAPITRE II
Ce 12 novembre 1924, Ferdinand Worms quitta son domicile plus tôt que de coutume dans sa hâte de retrouver un malade dont l’état inquiétant lui avait ravi le sommeil une bonne partie de la nuit.
Il s’intéressait vivement à la pneumonie d’un vieil employé de gare, car elle se compliquait d’une agitation intense qui éveillait l’attention du psychiatre. Aussi, durant le trajet, une sorte d’allégresse le poussait-elle. Le matin exhalait d’ardentes odeurs de vie, qui grisaient Ferdinand Worms en lui insufflant le frémissant désir d’exister. Il eut la tentation — vite repoussée — de s’accorder une promenade dans les environs de la ville tant il devinait la campagne vivante et blonde, mais son devoir parlait haut et le docteur aimait se soumettre à sa voix. Son malade demeurait dans une maison grise et muette, d’une tristesse nullement tempérée par une quelconque fantaisie architecturale. Les fenêtres géométriques faisaient penser à des regards vides. Le crépissage glissait au ruisseau, à chaque passage de lourds véhicules, comme du sable au bas d’un crible. C’était une de ces bâtisses moroses dont la laideur ne se hausse pas jusqu’au pittoresque, où les grandes sociétés ont entrepris de loger leur personnel. Les appartements y sont identiques comme le destin de leurs occupants. La société détient dans les rayons de cette ruche — otages résignés et crédules — les familles de ses employés dont, ainsi, la vie privée leur appartient. La petite automobile du docteur peupla les fenêtres de cent visages bouffis de sommeil, auxquels Ferdinand Worms prodigua un sourire circulaire. Il s’engouffra dans une cage d’escalier obscure au bas de laquelle baillaient des boîtes à lettres défoncées. Les murs transpiraient une eau trouble qui glaçait les doigts sans vraiment les mouiller ; l’escalier difficile, aux marches glissantes, était plongé dans une nuit fétide, qui croupissait dans les bas étages malgré la lueur indifférente d’une ampoule poussiéreuse. Au faîte de l’immeuble se découpait une verrière blafarde chargée de prodiguer aux portes des greniers un jour éteint, malade et âcre, plus louche encore que l’obscurité.