« Je reviendrai bientôt, ajouta-t-il, attendez-moi. »
Il lui prit la main.
Il resta absent un mois, pendant lequel il se laissa choyer par sa mère et étourdir par le verbiage du colonel et du petit François.
La mort de Blanche affectait peu les parents de Worms. Ils la pleurèrent poliment.
— C’était une bonne fille, décréta l’officier en égouttant sa moustache.
— Une femme d’intérieur accomplie, oui, renchérit son épouse.
Tous deux éprouvaient une sympathie posthume pour la disparue dont la mort les faisait héritiers de François.
— Il est bien entendu qu’un homme seul ne peut se charger d’un enfant, dit la colonelle. Laisse-le-nous, Ferdinand.
Le médecin ne songea même pas à protester. Pour lui, maintenant, son fils représentait un capital bloqué dont il ne songeait pas à réclamer l’usufruit. Worms était lucide. Une ère nouvelle se préparait et il fallait qu’il soit seul pour l’affronter.
Pendant son séjour à la campagne, il essaya de rencontrer son chagrin. Mais celui-ci lui échappait. Il avait beau penser à Blanche, il ne parvenait pas à s’attendrir sur son sort. La mort de sa femme le désorientait sans l’affecter. Il mesurait maintenant la faible place qu’elle avait occupée dans sa vie. Son veuvage était une liberté et il en convenait sans honte.
Huit mois plus tard, Ferdinand Worms épousait Claire Rogissard.
Sa demande formulée d’une façon inattendue surprit beaucoup la jeune fille. Le médecin ne l’avait plus regardée en face depuis le fameux soir de leur étreinte et elle se demandait si le geste de Worms n’avait pas été un caprice. Mais, un matin de l’automne suivant, comme elle arrivait à son travail, il ne lui laissa pas le temps de se dévêtir.
— Claire, lui dit-il, voici exactement un an que j’ai fait votre connaissance. Je m’étais imposé ce laps de temps avant de vous demander d’être ma femme. Pendant ces huit derniers mois, j’ai longtemps épié vos faits et gestes. Je connais les plus infimes recoins de votre vie. Je sais que vous avez un amant et j’ai étudié cet homme discrètement. Il est impossible que vous ne vous en soyez pas aperçu, c’est un paresseux, un raté ; une femme forte comme vous ne peut aimer un garçon aussi débile que ce monsieur Soleil. Je ne vous demande pas de choisir. Il se peut que vous éprouviez encore longtemps le besoin de veiller sur cette chose qui est la vôtre. Épousez-moi et je lui accorderai, aussi longtemps que vous le désirerez, des moyens d’existence. Je veux vous gagner, Claire, et pour cela, il faut d’abord que je vous épouse. Maintenant, partez, et ne revenez que pour me donner une réponse.
En d’autres temps, Claire aurait refusé tout net, mais depuis leur arrivée à Bourg sa liaison avec le musicien avait perdu son visage matrimonial. Bien que se voyant quotidiennement, leurs deux vies étaient séparées. Soleil prenait de l’importance dans les milieux artistiques de la ville. La société de musique l’avait admis dans son sein en qualité de sous-chef et son œuvre figurait au programme de chaque manifestation harmonique.
Il avait raccourci ses favoris, et sa montre dans son gilet commençait à ne plus être verticale car il prenait du ventre. Quant à Claire, elle était subjuguée par Worms. Cependant, elle aimait toujours Ange. Elle admirait le médecin et protégeait l’artiste. Le premier lui donnait conscience de sa faiblesse, le second de sa force. Avec les deux, elle devenait une femme complète.
Au sortir de chez Worms, elle se dirigea vers l’Hôtel de France. Soleil fronça le sourcil en la voyant.
— Il m’a demandé de l’épouser, cria-t-elle en s’effondrant dans un fauteuil.
Elle pleurait et c’était le même chagrin qui la poignait le soir où Worms l’avait prise.
— Bon Dieu ! siffla Soleil, eh bien, eh bien, pour une surprise. Mais il n’y a pas de quoi chialer, loin de là. Je suppose que tu as dit oui ?
— Non.
— Tu as refusé, sursauta le musicien, mais imbécile, tu ne comprends donc pas qu’il nous arrive une chose inouïe. Il est immensément riche, ce gars-là.
Alors, il se produisit un fait incroyable.
Claire se leva et gifla son amant.
— Tu m’avais promis le mariage toi aussi, lui dit-elle, mais tu n’aurais jamais le courage de devenir un mari. Tu n’es qu’un pauvre petit homme en trop. Un homme sans la moindre importance collective. Tiens, lèche ma main comme un bon chien bien nourri. N’aie crainte va, je ne te laisserai jamais. Si je te perdais, ce serait mon tour d’être faible et mon sang alors s’arrêterait de couler.
Elle refit en courant le trajet jusque chez Worms.
— J’accepte, dit-elle à Worms, je serai votre femme si je puis moi-même transmettre à Soleil les bienfaits par lesquels vous comptez le… dédommager. Êtes-vous d’accord ?
— Oui, dit résolument Ferdinand.
À cet instant, le téléphone tinta. C’était Faber qui demandait conseil à Worms sur un cas de méningite.
— Vous voyez, murmura le médecin, après avoir secouru son collègue, vous voyez, malgré ma perversion, je demeure tout de même une parcelle de vérité dans le mouvement universel.
CHAPITRE XIV
Le second mariage de leur fils plongea les parents de Worms dans une noire indignation.
— Comment, écrivit la colonelle, après t’être élevé au tout premier rang des personnalités de ta ville, voici que tu commets la plus banale, la plus midinette des mésalliances, tu épouses ta secrétaire, toi, le docteur Worms. Mais, mon cher fils, tu pouvais enfin prétendre aux meilleurs partis ; ton père et moi savons bien que Bourg ne compte pas une seule femme libre, veuve ou demoiselle, qui ne soit sensible à ta gloire, ton éducation et ta fortune.
Le père Worms se lamenta. Il alla de ferme en ferme expliquer aux paysans indifférents que son fils devait avoir perdu la raison à soigner celle d’autrui.
Il jura à sa femme de ne jamais remettre les pieds chez son fils et refusa d’assister à la cérémonie bien que celle-ci lui fournît l’occasion d’endosser une ultime fois son uniforme de gala. À part soi, il trouvait Ferdinand diantrement stupide de s’enchaîner à nouveau alors qu’il aurait pu jouir de sa liberté. Faut-il que cette gueuse soit habile pour le traîner devant le maire, grondait le vieillard.
Il l’avait aperçue aux obsèques de Blanche où elle lui avait fait bonne impression par son maintien, sa réserve et sa discrète activité, mais il ne voulait plus en convenir et reniait son premier jugement. Il ne doutait pas que Claire appartînt à ces perfides gourgandines qui sont des tiques de ménages et des mangeuses de veufs. Après avoir dédaigné la carrière militaire, son fils lui infligeait une seconde déception. Il résolut de contrebalancer cette double faillite d’un Worms en faisant du petit François un être d’élite, dur à la vie, c’est-à-dire ami du danger et ennemi des femmes. Il lui inculqua des principes rigoureux, incompréhensibles pour l’enfant. Afin de l’aguerrir, il l’envoyait faire des courses en pleine nuit malgré les protestations de sa femme. Il l’obligeait à toucher des vipères mortes, à tuer des taupes, à plumer des volailles, à s’ôter soi-même des échardes, à accomplir enfin mille exercices baroques qui provoquent généralement une répulsion. Il lui défendit de jouer en compagnie des petites filles du village et lui expliqua en termes savoureux qu’un homme digne de son sexe doit envelopper dans un même mépris tout ce qui ne pisse pas debout. Il arpentait la commune tout autant que le facteur et savait les noms de tous les chiens. Son petit-fils marchait dans son ombre. Le colonel s’habillait de coutil l’été et de velours l’hiver mais il arborait en toute saison un feutre à larges bords et des bottes de cuir souple. Il aimait la compagnie des villageois.