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— Il n’est pas fier, assuraient ceux-ci. Car il parlait volontiers et s’appliquait à les divertir.

Mais cette rondeur cachait le mépris du galon pour la plèbe. Le vieux Worms était bon enfant par calcul. Il fallait un auditoire à ses récits et un auditoire soumis. Il donnait son opinion sur les problèmes du bourg. Le colonel potassait le « Chasseur français » et prodiguait des conseils concernant la vie rurale. Il apprenait aux paysans l’art de châtrer les chiens, de greffer les arbres fruitiers, de poser des châssis. Il savait tout. Il récitait par cœur les noms de tous les ministres. Il prévoyait les incidents parlementaires, on le consultait comme un oracle. Souvent, l’après-midi, il rendait visite à son ami l’instituteur et interrompait sa classe pour interroger ses élèves comme s’il eût été l’inspecteur primaire. Tout le pays lui appartenait, il avait l’impression que chacun œuvrait à son intention afin de parfaire l’harmonie de ses jours, et que la roue du moulin tournait pour son plaisir.

La maison des Worms n’attirait pas le regard. C’était une bâtisse quelconque, grise et un peu triste dont les vitres reflétaient le calvaire de la place. Madame Worms n’en sortait guère. Elle passait son temps en fourbissage ; les meubles de style bressan luisaient, de même que le dallage rouge des pièces. C’était une gageure, en maîtresse de maison accomplie, la colonelle tirait des éclats de toutes les surfaces lisses. Elle tyrannisait sa bonne, une rousse aux doigts usés et aux yeux faibles et jurait de la renvoyer, mais elle se gardait bien de mettre à exécution cette sentence car nulle part elle n’aurait trouvé une fille aussi laide, aussi dolente, aussi maladroite sur qui exercer sa cruauté glacée de bourgeoise. Cette domestique représentait une indulgence partielle pour l’ancien officier en ce sens qu’elle détournait de lui l’attention de sa femme. Aussi la choyait-il en cachette par crainte de la perdre.

Un jour par semaine, les Worms recevaient l’instituteur et le curé — personnages éminemment classiques — . Malgré leurs divergences d’idées, les deux hommes s’entendaient fort bien car ils étaient du même village, et savaient juguler leurs opinions en se menaçant de souvenirs communs.

Ces relations masculines suffisaient à la colonelle qui détestait la compagnie des personnes de son sexe. C’était une femme de caserne, aimant le clairon.

Le mariage de son fils lui parut un signe de débilité mentale. Elle approuva son mari lorsque celui-ci refusa d’assister à la noce, pourtant, comme malgré tout elle aimait Ferdinand, afin de ne pas l’affliger elle lui conseilla de se marier dans la plus stricte intimité par égard au chagrin de la mère Borecque.

Le médecin ne souffla mot. Mais après la cérémonie, il emplit sa voiture de bonnes choses et arriva chez ses parents sans les prévenir. Il parvint à Rigneux au moment du déjeuner, jetant l’affolement chez les retraités qui ne s’attendaient pas à cette intrusion et demeurèrent saisis.

— Je vous présente ma femme, dit-il d’une voix ferme, puisant du courage dans le désarroi des siens.

Claire embrassa gentiment ses beaux-parents et prit François sur ses genoux. Sa gravité fit bonne impression. Le colonel était embarrassé et restait sans voix. Il regrettait de ne pas éprouver une colère d’opéra devant ce coup d’état. Mais la jeunesse de Claire le désarmait. Il ne pouvait s’empêcher de la trouver charmante. Le brave homme s’empêtrait dans des compliments périmés qu’il lançait comme des ordres militaires.

— Charmante. Brr brr très heureux. Brr brr. Bonheur. Santé. Entente. Brr. Brr.

Ferdinand riait sous cape.

La colonelle ne prêtait que très peu d’attention à sa nouvelle bru, mais elle maudissait son fils de la lui présenter sans avoir averti. Pour l’instant, seules comptaient ses préoccupations domestiques. Grâce aux provisions fastueuses apportées par le médecin, le repas fut digne d’un sous-diacre et se prolongea toute la journée. Le stratagème de Ferdinand réussit pleinement, il avait mené cette opération familiale en stratège consommé. Claire amadoua sa belle-mère en la complimentant sur la tenue de sa maison. Elle admira plus que ne l’exigeait la politesse ses faïences anciennes, ses meubles encaustiqués, la soumission de sa bonne et sa dextérité à découper le pâté en croûte sans l’émietter.

« Tiens, se disait la colonelle, cette petite est peut-être une arriviste, mais je la crois intelligente et cela fera une moyenne avec cette pauvre Blanche. »

Le vin aidant, la gêne des premiers moments disparut tout à fait.

Ferdinand ne se tenait plus de joie. Il rayonnait d’un bonheur égoïste. Il produisait sa femme avec cette fierté puérile des amoureux qui pensent transmettre un peu de leur ravissement en montrant l’être élu. Il épiait le visage de sa mère comme un marin scrute le ciel et riait malgré lui de la voir se détendre. Quant au père Worms, il commençait à perdre son maintien et embrassait Claire à chaque instant.

— Vous êtes ma fille, expliquait-il, il ne faudra pas tenir les vieux trop à l’écart, n’est-ce pas ? Sa satisfaction lui mouillait les joues, il torchait sa moustache d’un revers de main, son regard brillait. Il voulut présenter sa belle-fille au curé et envoya sa bonne au presbytère, puis à l’école, et la journée s’acheva très tard avec de belles phrases et des éclats de rire.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, et beaucoup d’enfants, déclara le colonel en brandissant son verre.

Ce toast jeta un froid car il rendait oppressante la présence du petit François qui ne quittait pas des yeux la dame de son papa, mais l’instituteur redressa la conversation en lui donnant un ton enjoué. Il complimenta la mariée pour sa jeunesse et sa grâce et fit prendre une mine distraite au curé en félicitant Worms d’un ton égrillard.

À minuit, les nouveaux époux prirent congé. On les accompagna jusqu’à leur voiture avec des lanternes.

— Quels braves gens ! s’exclama Claire lorsque l’automobile eut tourné le coin de la place.

Worms ne répondit pas, il avait grand mal à maintenir sa direction dans ce chemin raviné et montant, charriant un fleuve de glaise. Bientôt ils atteignirent la grand-route toute bleue de pluie.

— Oui, répondit-il enfin, comme s’il avait interrompu le travail de son esprit depuis les paroles de sa femme, ce sont de braves gens.

— Et votre fils est charmant.

— À cinq ans, on est toujours charmant, répondit-il. Claire, murmura-t-il, Claire, nous voici mariés… vous m’appartenez, il me reste maintenant à vous conquérir.

Elle sourit tristement. Elle pensait à Ange. Comment le musicien avait-il passé la journée ? à boire, sûrement. L’avant-veille, Ferdinand avait donné à sa future femme un portefeuille abondamment garni. « Pour vos pauvres, avait-il dit simplement ». Oui, Ange à cette heure devait être ivre et penser à elle. Peut-être pleurait-il dans sa chambre d’hôtel en rêvant du foyer qu’il avait refusé. Pourquoi faut-il toujours choisir ? La vie est une succession de choix. Dieu a accordé aux hommes certaines libertés, parmi lesquelles la faculté de décider. Ange, le petit génie raté, le faux bohème, le faux artiste, le faux vivant, Ange, son Ange, l’Ange jouisseur et fantasque, le paresseux sentimental, le compositeur insensible, combien il lui appartenait maintenant qu’elle l’avait perdu ! Il croyait en elle aveuglément au point de ne pas déceler le danger que représentait pour lui son mariage à elle. Non, elle ne l’abandonnerait pas. Elle se fortifierait au contact du mari et insufflerait à l’amant le souffle de la vie. Maintenant que Worms venait de trancher le cordon ombilical les unissant. Claire se sentait capable d’un courage maternel implacable.