La jeune femme affrontait ce déferlement d’ivresse qui s’abattait sur elle comme une vague et, comme une vague, la roulait. Cette rage d’amour s’achevait dans un anéantissement reposant et triste. Chaque fois, Worms croyait posséder sa femme, mais après chaque étreinte il sentait qu’elle lui échappait comme une poignée de sable, que tout était à recommencer.
« Ce n’est pas cela, pensait-il lorsqu’il la sentait défaillir sous ses ardeurs, ce n’est pas cela que je veux de toi. Il me faut la pensée que tu auras tout à l’heure. »
Il était obsédé par une jalousie étrange. Il savait que Soleil n’était plus pour Claire qu’un amour désincarné. Sa femme ne le trompait pas, il la faisait surveiller. Elle rencontrait Ange de temps à autre dans la salle commune de l’Hôtel de France, précisément c’était ce caractère platonique de la liaison qui le troublait. Il rageait de voir Claire veiller sur la sécurité du musicien. Il aiguisait sa psychologie afin d’essayer de comprendre cet attrait auquel répondait la fille Rogissard. Car enfin Soleil n’était qu’un raté, l’enfant chétif d’un siècle malade ; alors que lui, Ferdinand, possédait l’intelligence d’un enfant de vieux, il appartenait au siècle précédent, il était le fils de l’autre Europe.
Une nuit, la question qui fermentait entre ses lèvres lui échappa.
— Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Explique-moi pourquoi.
Claire jeta à son mari un regard surpris. Il avait donc enfin la force de questionner.
— Je ne sais si je l’aime, répondit-elle. À vrai dire, je ne crois pas. Mais, voyez-vous, Ferdinand, nous venons lui et moi d’un lieu que vous ne connaissez pas : de la misère. Je ne suis que sa sœur, une sœur dévouée jusqu’au sacrifice. Il s’est toujours reposé sur moi. Il a tellement besoin qu’on agisse pour lui, qu’on pense pour lui… Avant tout il lui faut des pardons pour vivre. Qui pourrait lui pardonner si ce n’est moi ? Qui pourrait écouter ses rêves sans sourire, et croire en ses espoirs auxquels il ne croit pas lui-même ? Ce n’est pas mon amant. Un amant donne et lui ne sait que prendre. Je l’aime comme on aime un être qui fonctionne avec vos organes. Croyez-moi, Ferdinand, vous ne devez pas concevoir la moindre jalousie. Pensez-vous qu’il me serait possible de berner deux hommes, de vivre en équilibre entre ces deux hommes ? Non, non, nous sommes deux veufs, mon ami ; et de nos premières noces, il nous, reste à chacun un fils.
— Dans ce cas, murmura le médecin, sur lequel les paroles de Claire agissaient à la manière d’un philtre, pourquoi ne quitterait-il pas ce pays ?
— Grand Dieu ! s’écria Claire, s’il partait, il serait corrompu en un clin d’œil, c’est une terre facile qu’il faut sarcler fréquemment.
— Écoutez, mon cœur, je ne suis pas conformiste ; mais songez au ridicule de ma situation. Les gens me considèrent comme un barbon. Leur mépris s’accumule sur moi et je me demande si d’ici trois mois, il se trouvera dans cette ville un seul malade qui accepte mes soins. Si, au moins, ce monsieur Soleil s’installait dans ses meubles, mais il bivouaque depuis un an dans un hôtel comme s’il s’apprêtait à disparaître avec ma femme après m’avoir détroussé. Il est, dit-on, musicien et membre de l’harmonie municipale. Que ne donne-t-il des leçons de solfège ? Il aurait de la sorte une raison sociale et l’on ne m’accuserait plus d’entretenir de mes deniers l’amant de ma femme.
— Voilà une magnifique idée, approuva Claire.
— Alors, exposez-la-lui. Je suppose qu’il consentira. En ce cas, nous lui louerons un appartement dans ce quartier. Et pour vous voir, il n’aurait qu’à venir ici. J’ai confiance en vous, Claire, et vos paroles de tout à l’heure m’ont ouvert l’entendement. Je ne vois aucun inconvénient à le compter parmi mes relations.
— Y songez-vous ! s’exclama la jeune femme. Worms sourit tristement.
— Vous tirez gloire de vos origines prolétariennes, mon aimée, et pourtant, quelle bourgeoise vous faites !
« Lorsqu’on est accusé d’une tare physique, le meilleur moyen de prouver le contraire est de se dévêtir. Montrons-nous nus au public et le public se taira. »
CHAPITRE XVI
C’était un dimanche de printemps tendre et fragile. Un humus renouvelé poussait les plantes neuves, et les végétations nourries du cadavre de l’hiver croissaient d’un sûr élan dans les matins fous. Les pierres lâchées dans l’eau des fontaines ne tombaient plus droites ; bousculées par de jeune courants, elles atteignaient les fonds avec des grâces de feuilles mortes. La nuit s’étrécissait, pressée entre deux soleils, et le jour s’endormait dans des pépiements d’oiseaux et des parfums de fleurs. C’était le printemps éternel et c’était dimanche.
Ferdinand Worms regarda Claire et Ange qui, assis côte à côte, étudiaient le menu. Il se sentait démesurément heureux ce jour-là. Vraiment, il avait eu une bonne idée d’emmener sa femme et Soleil déjeuner dans cet hôtel de Saint-Amour.
Claire releva la tête, elle contempla le ciel — un ciel italien, immense et lointain jusqu’au bleu roi.
— Tiens, dit-elle, les oiseaux sont revenus.
Soleil promena un œil préoccupé sur l’horizon :
— C’est vrai, fit le musicien. Puis, tendant le menu à Worms : le poulet à la crème ne m’a pas l’air mal, annonça-t-il, qu’en pensez-vous, docteur ?
Le médecin sourit devant ces préoccupations stomacales. Il regarda Claire, elle aussi avait compris. Dieu ! que c’était amusant cette alliance secrète tournée contre le musicien.
Deux mois auparavant, obéissant au programme dressé par Worms, Ange avait pris possession d’un petit appartement meublé situé Boulevard de Brou. Une plaque de cuivre brillait à sa porte : Ange Soleil, professeur de musique. Cette plaque avait fait de Soleil un autre homme. Il la contemplait à chacune de ses sorties et tirait de cette contemplation une assurance exagérée. Bourg était la ville qu’il lui fallait. Grâce à cette plaque, il la conquérait. Maintenant le souvenir de Paris l’écœurait. Comment pouvait-on croupir dans cette multitude, enseveli dans l’obscurité de l’inconnu ? Une petite ville est une arche où chaque individu est un prototype. Lui représentait l’art, on le saluait. On connaissait son nom, sa profession, sa musique. Il prenait un embonpoint de bon ton et devenait jovial et grassouillet comme un maître de chapelle. Maintenant il se cachait pour visiter la maison close. Il buvait modérément, pinçait discrètement les servantes et n’acceptait comme partenaires aux cartes que des gens ayant pignon sur rue.
Il ne voyait plus Claire avec les mêmes yeux et se prenait même à douter qu’elle eût été sa maîtresse tant elle était devenue la femme de Worms. Désormais, il ne se permettait plus aucune privauté avec elle, car Worms lui en imposait. C’était un personnage formidable dont la bonté inquiétait. Le médecin l’avait accueilli fort courtoisement, et Soleil le craignait à cause de cet accueil déroutant.
Peu à peu, une amitié bizarre lia les deux hommes. Soleil était un pleutre servile et Worms goûta à son tour la joie de la domination… Il lui plaisait de voir le musicien prendre des mines pour lui et s’ingénier à le satisfaire par des attentions de courtisan. Ah, certes ! cet homme n’était guère dangereux pour sa quiétude et, loin de menacer son bonheur, ne pouvait que le renforcer. Le bohème trouvait l’occasion de se transformer en bourgeois. Il s’agrippait à cette providence qui se nommait Ferdinand Worms. Quant à Claire, elle connaissait le calme des mères ayant marié leurs enfants. Sa tache était terminée. Elle s’efforçait de jouir de sa vie facile ; tout en essayant de ne pas trop mépriser les deux hommes. Soleil l’avait vendue contre du pain à Worms qui l’avait payée avec une lâcheté. Que devenait son bel amour rose de jadis ? Elle pleurait parfois en se remémorant les folles heures du Trinité-Hôtel, le tabac du boulevard Saint-Germain, cette douceur de vivre disparue sentant la chambre d’hôtel et l’andouillette grillée. Mais quoi ! se disait-elle, il faut bien un passé.