L’entêtement de la vieille dame ravit le médecin, Worms se souciant peu de rompre l’engourdissement bienheureux de sa vie conjugale en faisant venir auprès de lui une femme autoritaire et un gamin turbulent.
La colonelle prit donc à son compte l’éducation de François. L’instruction de l’enfant fut confiée au Curé et à l’instituteur qui s’appliquèrent à en faire un bon chrétien et un solide républicain. Mais ni le catholicisme ni l’instruction civique ne séduisirent le gamin. Le colonel avait semé dans cette jeune âme quelques graines de fantaisie avec ses palabres, ses promenades, ses gamineries de vieux petit garçon. Cette fantaisie germa bien vite dans la solitude. François se retrouva seul ; il était le plus affecté de la mort du vieillard. Il ne pouvait admettre la disparition de son compagnon à cheveux blancs qui le parait de ses décorations, lui laissait admirer ses épaulettes moisies, et l’emmenait de ferme en ferme tonitruant, riant, calmant la colère des chiens par des paroles mystérieuses. L’enfant errait mélancoliquement dans les chemins creux où chuchotent les noisetiers. Il ne s’aventurait plus dans les embauches et regardait craintivement les taureaux têtus. Le colonel savait les flatter en caressant les poils crépus de leur front, maintenant il avait peur de leurs yeux alanguis et cruels qui le fixaient avec la hargne vengeresse d’un ennemi vaincu attendant son heure. Désormais le ruisseau méandreux conservait ses poissons. Les houx si solides et qui donnaient de si bons bâtons semblaient avoir haussé leurs branches. Les puits étaient noirs, et l’eau de nuit croupissant au fond gardait la petite voix frêle sans lui faire l’honneur d’un écho. François allait s’asseoir devant la forge du maréchal-ferrant et regardait les sabots grésillants de la jument du maire, laquelle lui paraissait plus haute que le cheval de Troie. Il avait l’impression que jamais plus il ne pourrait grimper sur le large dos où le juchait le colonel. Jamais plus il ne sentirait racler ses fesses par le dur côtèlement, et jamais plus ses jambes nues ne rencontreraient le contact émouvant de cette peau souple que font frissonner les mouches. Il restait là, dans cette odeur de corne brûlée, essayant d’évoquer la haute silhouette de l’officier à travers l’âcre fumée. Le maréchal jurait après la bête. C’était un brave homme aux cheveux hérissés qui devait ressembler à Vulcain avec son tablier de cuir, ses poignets gainés de cuir, et sa face en cuir mal rasée. Le colonel l’aimait bien et le saluait militairement. « Il faut bien puisque vous êtes maréchal, s’esclaffait-il. » Ah ! la douceur de ce début de passé ! Ah ! les bottes du colonel ! Ah ! sa moustache de vieux guerrier inutile qui était mort comme se rouille un sabre n’ayant jamais servi !
Les soirs maintenant tombaient tristement sur des journées vides et les premiers feux le glaçaient.
Dès que le crépuscule enflammait la tête des arbres, François se rendait au cimetière. La grille grinçait. Le vent du soir courait entre les croix. Il y avait çà et là des perles de verre et des lettres de zinc détachées des inscriptions fixées aux couronnes. Des poteries éclatées par les gels du dernier hiver exhalaient l’odeur putride des fleurs pourries et les tombes tanguaient sur un lac de glaise jaunâtre. Celle du colonel ressemblait à une barque paisible.
François regardait le sol dans lequel s’enfonçaient ses sabots bressans. Ici repose ! mais non ! le colonel n’était pas dans cet enclos raviné. Il demeurait un peu partout pour l’enfant. Son rire sonnait dans le cliquetis de ses médailles, le marteau du maréchal rappelait sa force, son pouvoir mûrissait dans chaque graine de houx et les bêtes se souvenaient de lui. Des parcelles de sa gloire tombaient du ciel en fils de la vierge scintillants de rosée lumineuse.
François se mit à aimer cette magie rustique qui conservait si bien son grand-père. En grandissant il fit la conquête du village. Il savourait l’enchantement des saisons et l’éternité des actes. Il aimait l’école pour la salle de classe d’où l’on entendait crier les hirondelles, pour l’odeur puissante de ses camarades, pour le pittoresque du grand Tep qui mâchait de la douce-amère. Il aimait l’église parce qu’elle était une véritable église de campagne avec des chemins de croix dignes du douanier Rousseau, des bancs de bois où l’on s’accroche, et parce que le jour qui tombe des vitraux est une lumière de paradis campagnard. Il aimait le cordonnier et sa pie apprivoisée. Il aimait le petit café où chaque samedi, Baptiste l’accordéoniste allait jouer « Elle a perdu son pantalon », en lançant des ruades aux gamins qui l’approchaient.
— Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, créateur et souverain Maître de toutes choses, lui enseignait le curé.
Et avec une persévérance de poète, l’enfant recherchait l’empreinte de ce Dieu terriblement abstrait, dans les ruissellements de sève. Il le découvrit dans la nature comme il avait découvert le colonel. Dieu était là, toujours présent dans l’entrelacement des plantes, dans les instincts animaux, dans la ronde des astres.
Un jour il tenta d’expliquer au curé sa trouvaille, mais le prêtre ne le comprit pas et conseilla au petit de chasser des pensées païennes. François comprit alors qu’aucune vérité n’est absolue. Chacun porte la sienne à grand-peine comme un sac de courges qui roulent, vous meurtrissent, et attaquent les parties sensibles de vos reins.
Le curé bâtissait sa croyance sur des lois fragiles. L’instituteur émiettait sa science sans la diminuer. Elle formait son bloc de vérités à lui, et rien n’était moins vrai pour François que ces évidences de manuel. Il apprit à bâtir son propre univers. Ce fut facile, sa grand-mère ne surveillant guère que sa santé. Une soif de lectures le brûlait. Il dévora un à un tous les ouvrages de la bibliothèque. Robinson Crusoé le passionna et devint son livre de chevet. Par la suite, il ne devait pas réviser son choix. Jamais roman ne fut plus merveilleux que celui de ce naufragé. Aucun romancier ne pouvait inventer aventure plus bouleversante que celle d’un homme isolé. Aucune poésie n’égalait en puissance celle de ce livre qui suggère tant et s’abandonne à toutes les imaginations. Crusoé donnait à François le goût de la solitude, de la rêverie, de la nature. « Un jour, se disait l’adolescent, je partirai peut-être pour des contrées sauvages, il faut pour être véritable qu’une solitude soit tragique. » Il attendait, comme seuls les contemplatifs savent le faire, sans impatience, avec une confiance de poète. Il commença d’écrire de petits récits champêtres, doux comme des chants de pipeau. Il les lisait à sa grand-mère, le soir, sous l’abat-jour rose. La vieille dame les trouvait charmants, mais en son for intérieur elle regrettait que son petit-fils ne manifeste aucune aptitude guerrière. François allait sur ses quinze ans et elle jugeait que le temps était venu pour lui de commencer des études supérieures. Comme son fils et sa bru, venaient les visiter en moyenne un dimanche sur deux, elle leur fit part de ses préoccupations. Elle voulait un uniforme pour François afin que les mânes de son mari reposent en paix.
— Tu sais bien, Ferdinand, que les Worms sont des soldats. Tu as choisi une autre, carrière soit, mais il ne faut pas que les traditions se perdent.
— Grand Dieu, mère ! sursauta le médecin, vous désirez voir entrer votre petit-fils dans l’armée, vous ne savez sans doute pas qu’avant dix ans, nous aurons la guerre.
— Et puis ? s’indigna la colonelle, si la guerre éclatait, François y partirait de toutes façons. Et s’il devait tomber sur un front, poursuivit-elle, cruelle dans son orgueil, mieux vaut que ce soit avec des galons sur les manches.
Claire qui assistait à ce conseil de famille prit la parole doucement.