La venue du fils de Worms lui causa une désagréable impression. Bon Dieu ! il avait passé quinze ans de sa vie à séduire le médecin, à s’installer dans son foyer, à manger dans sa main, à l’arroser de ses larmes, à l’égayer de ses rires, à lui dédier ses œuvres musicales, à lui ligoter sa femme, — parce que, il fallait bien le dire, c’est lui qui avait le plus contribué à faire de Claire madame Worms — . Il s’était hissé au rang pénible d’ami de famille, avec tout ce que cette fonction comporte de conseils à donner, de confidences à recevoir, de services à rendre. Qui donc en effet conduisait l’automobile au cours des sorties dominicales ? Qui consolait les tristesses de Claire par des pressions de mains prudentes et des clins d’yeux indéfinissables ? Qui écoutait les lamentations de Worms lorsque celui-ci s’épouvantait de ces états dépressifs chez sa femme ? Ange, toujours Ange. Il était devenu l’Éminence grise de ce ménage étrange, l’homme à tout faire familier devant qui la gêne s’évanouit.
En vérité François Worms était mal venu dans ce foyer qui ne pouvait plus être le sien. Il s’y introduisait à grand-peine comme un corps étranger dans une chair contractée par l’appréhension.
La nuit de son arrivée, Soleil ne put fermer l’œil. Il se retournait dans son lit, éclairait sa lampe de chevet, puis se replongeait dans l’obscurité sans parvenir à s’endormir ou à trouver une solution à son angoisse. Cette angoisse qui tournait dans sa tête comme une roue de moulin, broyant toute pensée lucide. La vie chez Worms ressemblait à un numéro de music-hall, elle tenait à un prodige de complaisances et d’habitudes. Le jeune homme arrivait avec son insouciance et ses sabots dans ce climat fragile. Qu’allait-il se produire ? Il ne devait pas savoir qu’en haute altitude un éternuement peut provoquer une avalanche. Et puis il s’agissait d’un roman à trois. Soleil se voyait démasquer par le fils Worms, privé de subsides, privé de Claire, seul avec son petit embonpoint de notaire. Que deviendrait-il si semblable catastrophe fondait sur lui ? Il ne savait rien faire pour lui-même, il était incapable de se nourrir, incapable aussi de crever de faim.
Worms de son côté se débattait contre des pensées d’un autre ordre. La présence de son fils pesait sur lui ; ce soir-là, il n’avait pas osé — pourquoi ? — toucher sa femme. Cette longue frénésie sexuelle qui brûlait en lui depuis quinze ans menaçait de s’éteindre. Il était glacé par l’insupportable idée de la faillite de son appétit charnel. Il pensait à ce soir d’automne où il avait visité un vieillard bouleversé par son impuissance. Il avait ri, l’imbécile. Pauvre Faust ! il le comprenait maintenant. L’autre était mort, plaise à Dieu que le même sort lui soit réservé si décidément il devait subir cet outrage des ans. Il baignait dans la chaleur de Claire, son genou touchait le jarret de Claire et ce contact n’éveillait en lui aucun désir, son corps devenait insensible. Allons, que diable, il n’allait pas s’avouer vaincu. Furtivement il caressa le corps endormi de cette femme de trente-huit ans, aux formes épanouies. Il fallait, il fallait qu’il l’éveillât par une étreinte frénétique, mais il n’osait pas s’aventurer dans un assaut incertain.
Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? se demanda le médecin. Bien sûr je suis un cérébral, et c’est la pensée de mon fils couché à côté qui m’obsède, ce grand fils de vingt-deux ans.
Pourquoi ce jeune homme inconnu surgissait-il à ses côtés ? Non, son fils, ce grand fils n’était pas son fils mais une sorte de père du petit enfant de quatre ans que les colonels avaient emmené, ravis, un surlendemain de onze novembre.
Doucement Worms se leva et s’en fut raccrocher l’écouteur téléphonique. Si au moins un malade pouvait l’appeler !
Le lendemain, les craintes de Soleil connurent une accalmie. Il comprit que François ne le gênerait pas. Ce garçon frêle et rêveur regardait bien au-delà de son entourage. Il contemplait un univers fantastique peuplé par ses héros. Tout de suite il organisa son existence commodément. Il passait son temps à muser à travers la ville et dans les campagnes avoisinantes ou bien se cloîtrait des heures entières dans sa chambre pour écrire. Il était d’humeur égale, aimable et d’un commerce facile. Il charmait par sa conversation. Il parlait bien et tenait des raisonnements d’homme expérimenté qui surprenaient chez un être aussi jeune. François possédait une sorte d’expérience intuitive, faisant de lui l’égal d’un homme ayant longuement vécu. Worms n’osait plus bouger devant son fils et se taisait. Il redoutait de se laisser deviner en se manifestant. Le médecin tâchait à se créer un personnage conventionnel de père et cette immobilité le vieillissait abominablement. L’inaction ankylose. Amer et taciturne, il examinait Claire, surveillait les réactions de sa femme devant son fils. Voici que soudain une jalousie voilée pointait dans son cœur. Pourquoi Claire retrouvait-elle un rire depuis si longtemps disparu ? Worms n’osait croire que ce fût la jeunesse de François qui déridait ainsi sa femme. Car enfin lui-même n’était pas si vieux et l’amour lui conservait une éternelle jeunesse. Peut-être après tout son entrain sonnait-il faux et tous ces cadeaux dont il la couvrait, toutes ces ardeurs dont il l’assaillait ne pouvaient compenser le seul sourire d’une bouche de vingt ans. Claire et François bavardaient interminablement. Le jeune écrivain prêtait ses livres favoris à sa belle-mère, les commentait et lui donnait la notion de choses invisibles pour d’autres. Il lui lisait sa prose à voix basse, le soir, Worms les aurait tués. Parfois il essayait de s’immiscer dans leur clan en posant une question mais les deux autres lui répondaient d’un air ennuyé, et il venait s’asseoir avec Soleil auprès de la cheminée, comme un chien triste qui n’intéresse plus. Claire sortait lentement de l’engourdissement hivernal où l’avait plongé son mariage. Elle venait de passer quinze ans entre ces deux hommes dont l’un l’avait déçue et l’autre exaspérée et qu’elle finissait par mépriser profondément.
Pourquoi avait-elle accepté de jouer ce rôle de femme adulée ? Grand Dieu que c’était ridicule de se déguiser en madame Worms, alors qu’elle était la fille Rogissard. Grignoter des toasts en tenant le petit doigt levé, morigéner la bonne, appeler son mari mon ami, voussoyer Ange, se promener en automobile et se sentir la fille d’un ivrogne ! Quelle ironie ! Mais qu’y pouvait-elle ?
Elle n’était pas de ces femmes-caméléons, sans passé, qui s’adaptent à chaque décor. Dans ses veines coulait un sang mêlé de vin, le sang du peuple, un sang de tâcheron, un sang de 14 juillet. Elle conservait ses pensées plébéiennes comme un cadeau obligatoire de sa nation et de sa race.
François lui apportait son innocence et sa pureté, une immense affection débordait de son âme, mêlée de gratitude. Elle se reprenait à chantonner comme autrefois, à Paris, lorsqu’elle regagnait le Trinité Hôtel au bras d’un homme qu’elle croyait posséder. Maintenant elle pouvait reposer son regard sur un être neuf. La gravité de François l’amusait, son exaltation, sa foi, son ton pathétique l’émouvaient étrangement. Et elle devinait qu’il était lui aussi troublé par elle. Il avait des rougeurs adorables lorsque par hasard leurs mains-se touchaient.
La salle à manger des Worms : Claire et François jouent aux dames.
Worms et Soleil se chauffent les reins.
Les deux joueurs sont gais. Les deux hommes sont tristes.
Le médecin médite amèrement sur cette quiétude passée qui s’effiloche un peu plus chaque jour. Pourquoi se sent-il de plus en plus honteux ?
Il n’y a pas de honte à vieillir. Il regarde sa femme, il regarde son fils. Oui, il est jaloux, étrangement jaloux. Non pas qu’il nourrisse des doutes sur la conduite ou les sentiments de Claire. Claire est d’une autre époque, c’est une femme farouche, fidèle d’une façon absolue comme seules certaines femmes du peuple ou de vraies dames sont capables de l’être. Mais le docteur se sent berné. Quinze ans il a lutté pour séduire cette femme et en quinze ans il n’a pu obtenir d’elle autre chose qu’une passivité sans limites, qu’une bonne volonté à se laisser combler, qu’une amitié sans tendresse. Sa vie ! il donnerait avec joie sa vie pour faire éclore sur les lèvres de sa femme un seul des sourires dont elle comble François. Il examine avec aigreur ce fils qui débarque d’un passé dont il s’est à jamais délivré. Si Worms était superstitieux… S’il était superstitieux, il croirait que Blanche se venge. Pauvre Blanche, lorsqu’il pense à elle, il ne peut plus l’imaginer vivante. Elle a toujours été comme une morte. Il a épousé une morte, il l’a tenue dix ans dans sa main, puis un jour il a écarté les doigts et l’a abandonnée à la terre. Il lui fallait ses deux mains pour s’emparer de Claire. Et en ce moment, bien qu’elle ne lui ait jamais appartenu, Claire lui échappe.