Tout en montant, le docteur Worms évaluait la qualité des microbes en suspens dans cette seule cage d’escalier et louait Dieu de ne pas lâcher plus souvent la bride des épidémies.
Il s’arrêta au troisième étage, et sonna à une porte où une carte de visite annonçait : « Auguste Rogissard, Employé P. L. M. ».
Une jeune fille vint lui ouvrir. Elle se devinait à peine dans l’ombre du corridor. En l’apercevant, Ferdinand Worms esquissa un mouvement de surprise.
— Entrez docteur, fit-elle, je suis Claire, la fille de M. Rogissard, la voisine m’a écrit pour me dire que mon père…
Worms suivit la jeune fille sans mot dire dans le couloir tapissé d’un affreux papier jaune qui servit d’écran à leurs deux ombres bizarrement tumultueuses.
— Je suis arrivée hier au soir…
Préoccupé par son malade, il ne prêtait pas attention aux paroles de Claire.
— Comment est-il ? questionna Worms.
Elle tourna vers lui un regard empreint à la fois de réprobation et de gratitude. Elle était vexée de l’indifférence impolie du médecin à son égard et comprenait par ailleurs l’inquiétude professionnelle de ce dernier.
— Il ne tousse plus, dit-elle, mais il délire.
— A-t-il beaucoup de fièvre ?
— Oui, s’écria la jeune fille d’un air anxieux, il est très malade, n’est-ce pas ?
Worms haussa les épaules. Il n’ignorait pas qu’Auguste Rogissard était un ivrogne notoire et redoutait que sa pneumonie ne déclenchât une psychose alcoolique aiguë. Il pénétra dans la chambre où stagnait une odeur d’eucalyptus et de corps négligé. Une vive clarté éblouissait, mais cependant, ici, le jour ne donnait pas une impression de salubrité. Perfidement il accusait la médiocrité de la pièce, la signalait par vingt détails. Le papier de la tapisserie partait en languettes, le soleil et l’humidité en avaient décomposé la couleur, celle-ci était devenue d’un jaune inégal, infiniment triste. Les meubles étaient fades jusqu’à écœurer, on eut dit qu’ils figuraient les dons de plusieurs brocanteurs car, sans le moindre style, ils réussissaient à être dépareillés. La glace de l’armoire mentait ; des horreurs en plâtre s’ennuyaient sur une commode en bois verni et sur des sellettes aux jambes frêles, entre autre un pierrot bleu, maladif et stupide, grattant d’un doigt figé une mandoline dorée. Malgré cela, subsistait dans cette chambre de veuf l’ombre décolorée d’une présence féminine ; les cendres d’une intimité disparue couvaient.
Worms respira péniblement, il n’aimait pas les chambres de veufs car ce sont les caveaux des amours mortes.
Auguste Rogissard reposait sur un lit qu’on aurait cru Empire, s’il n’avait été en bois blanc. Il s’était délivré des couvertures de sa couche et, mal vêtu d’une chemise aux manches déchiquetées, se tordait sur son lit en vociférant. C’était un quinquagénaire voûté et creux, comme un saule. Il travaillait depuis vingt-cinq ans au chemin de fer en qualité de lampiste et à force d’évoluer dans la gare, d’enjamber les voies, d’escalader les fourgons, de secouer les feux de signalisation, ses membres avaient acquis une étrange souplesse ayant pour thème le balancement. Il oscillait sur ses jambes comme un métronome et ses bras accomplissaient d’amples mouvements circulaires de brasseur de levain. Une photographie fixée à la tête de son lit le représentant en militaire, conservait le souvenir d’une mâle beauté. On découvrait entre la visière du képi et les écussons du col un visage altier de soldat photographié tout vif ; les yeux hardis jusqu’à l’effronterie, brillaient d’une flamme, qui n’était certes pas d’intelligence mais dont l’éclat avouait un esprit éveillé. La moustache effilée n’aurait pas déparé un lieutenant de cavalerie, et le jeune militaire possédait ces lèvres charnues et sensuelles, sur lesquelles les trottins de 1900 posaient une main mutine. Il existait, entre cette photographie jaunie et le malade, la différence qui sépare les deux planches anatomiques d’un livre de science élémentaire, représentant d’un côté l’homme nu et de l’autre le squelette, Rogissard à vingt ans, Rogissard quinquagénaire, auraient fort justement illustré le fameux avant et après des affiches anti-alcooliques chargées de montrer le plus effroyablement possible, les méfaits de la boisson chez un individu. D’une maigreur tourmentée, sa figure se sillonnait de rides acides, étrangères à l’âge, ses sourcils touffus se joignaient au-dessus d’un nez rouge et variqueux, ses joues sans pommettes étaient creuses comme les flancs d’un chat maigre, ses oreilles s’éloignaient de ses tempes, et ses yeux enfoncés, ayant à peine la force d’un regard mêlé de sang, ressemblaient à une double blessure. Durant sa maladie, une barbe profuse, malsaine comme une barbe de mort, avait envahi le bas de son visage, lui donnant l’aspect terrifiant d’un Christ de patronage.
Lorsque le docteur Worms pénétra dans la chambre, l’employé de gare hurlait des phrases sans suite mais qui traduisaient toutes un incompréhensible effroi. À certains moments, il « cuinait » comme une femme en couche, sans cesser d’effilocher les manches de sa chemise et de se démener tel un chat dans un sac.
Le médecin tenta de s’emparer du poignet de Rogissard, mais le malade le repoussa avec une force déroutante et le contempla d’un air terrorisé.
— Voyons Rogissard, fit Worms paisiblement, mettant dans sa voix une fermeté débonnaire, ne vous démenez pas ainsi, sacrebleu !
Il étudia l’effet produit par ces paroles, le malade ne semblait pas les avoir entendues, il se reculait à l’autre extrémité de sa couche avec de brusques soubresauts.
— N’approchez pas, assassin ! cria-t-il, vous êtes un bandit, vous tuez, au secours !
Worms secoua la tête d’un air pensif ; il savourait l’exactitude de son pronostic : à n’en pas douter Rogissard faisait une psychose alcoolique aiguë. Déjà il se désintéressait de Worms pour passer à un cauchemar sans objet. Il pointa son doigt au plafond en affirmant qu’une nuée de chauve-souris y tourbillonnaient, puis il poussa des clameurs en annonçant que ses jambes s’embarrassaient dans un nœud de serpents.
Claire Rogissard suivait, épouvantée, les divagations de son père ; en profane elle les attribuait à la fièvre. Elle fit part de cette supposition au docteur.
— De la fièvre, bougonna Worms, vous êtes bonne. Il s’agit d’hallucinations à caractère pénible et terrifiant. Entraîné par sa science, oubliant qu’il avait comme interlocutrice la propre fille du sujet, il exposa complaisamment le cas de Rogissard.
« C’est un alcoolique, poursuivit Worms, un alcoolique chronique, cet accès de psychose alcoolique aiguë a été occasionné par sa pneumonie. Notre malade vit un cauchemar. Les hallucinations visuelles se succèdent rapidement, ce sont des scènes de meurtre, des visions de dangers ininterrompus. À un degré de plus ces hallucinations se font menaçantes et alors le malade, pour échapper à ces dangers a recours au suicide ou au meurtre. »
— C’est affreux balbutia la jeune fille qui jeta à son père un de ces regards par lesquels les femmes savent traduire tous les sentiments qui les agitent.
Ferdinand Worms eut alors conscience de s’être montré inhumain et tâcha d’atténuer la sévérité de son pronostic.
— Heureusement, murmura-t-il en examinant la fille Rogissard, il existe un traitement énergique.
— Évidemment, fit-elle, sèchement, tous les maux ont été dotés d’un traitement, il faut bien essayer de barrer la route à la maladie, ne serait-ce que pour satisfaire la famille du malade.