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Le médecin sursauta, ses yeux bleus s’embrumèrent d’une juste colère. Soudain, cette frêle fille blonde aux joues blafardes, aux cheveux tressés en bandeaux, au regard fébrile et combatif lui fut insupportable. En général la famille d’un malade est anxieuse, humble, soumise au médecin. Worms avait l’habitude des gens passifs. Nous savons qu’il n’éprouvait aucun orgueil de son talent ; cependant, il n’aimait pas parler médecine avec des gens qui n’y entendent rien.

— Mademoiselle, vous ne me comprenez pas, dit Worms, le front plissé, je ne cherche nullement à vous être agréable en vous promettant un traitement efficace. Je suis médecin et non représentant en spécialités pharmaceutiques. Je soigne et guérit parce que les hommes sont faits pour être vivants et les vivants pour être en bonne santé. Vous saisissez ? Ceci dit, je vais vous envoyer une garde-malade, je ferais bien transporter votre père à l’hôpital, mais comme l’isolement est ma première prescription, mieux vaut le laisser ici.

— Je n’ai nul besoin de garde-malade, docteur, répondit Claire, je viens précisément de Paris pour soigner mon père.

Elle plantait ses yeux comme un dard dans ceux de Worms et sa voix tremblait.

— À votre aise, fit le docteur avec une nonchalance affectée, néanmoins, poursuivit-il, une assistance vous sera nécessaire. Je suppose que votre voisine…

— Ma voisine a deux enfants.

— Écoutez, interrompit Worms, il faudra administrer des lavements de chloral et je ne pense pas que la fille d’un malade soit qualifiée pour le faire.

Passant outre son indignation, il rédigea une ordonnance détaillée dans laquelle il prescrivit des diurétiques, une copieuse hydratation et des enveloppements humides.

Avant de signer l’ordonnance, il alla une dernière fois examiner Rogissard, et, profitant d’un instant d’accalmie, l’ausculta.

— Le cœur est faible, murmura-t-il, nous allons le lui soutenir au moyen d’huile camphrée.

Claire, pendant ce temps, s’était emparée de son sac à main et, avec cette belle impudeur que témoignent les femmes pour l’argent, comptait des billets de banque.

— Voulez-vous m’indiquer le montant de vos honoraires, docteur demanda-t-elle à Worms au moment où celui-ci se levait.

Le médecin haussa les épaules.

— Attendez que votre père soit rétabli pour parler argent, mademoiselle.

Elle n’insista pas, mais à un frémissement de ses narines, Worms comprit qu’il venait de la heurter à nouveau. Grand Dieu ! que cette fille était donc susceptible ! Il la devinait fragile comme ces gencives délicates qui saignent au moindre contact. Il contempla — d’un œil peut-être attendri — le petit visage ardent, aux yeux fiévreux, aux lèvres décolorées, et lui trouva mauvaise mine.

« Bast, songea-t-il, je pense trop en médecin, que cette gamine se débrouille donc ! que sa santé ploie puisque son orgueil est si rigide ! »

Pourtant, lorsqu’il se retrouva sur le palier obscur, un remords lui vint et il s’en fut sonner chez la voisine. C’était une grosse femme, abondante et graisseuse qui sentait le rance. Elle accueillit respectueusement le docteur et ponctua les paroles de Worms de ces mille petits cris exclamatifs qui n’expriment rien sinon la considération et agacent votre interlocuteur en lui donnant la certitude qu’il n’a pas à se mettre en frais pour être ovationné. La brave femme mouchait ses enfants et frétillait de voir le médecin lui présenter une requête. Les humbles ont davantage de reconnaissance pour ceux qui leur réclament des services que pour ceux qui leur en rendent. Elle accepta d’enthousiasme. Oui, elle soignerait son voisin, bien sûr « qu’elle » savait faire les enveloppements, quant à donner des lavements : « Vous pensez, docteur, avec deux enfants »…

Sans y prêter attention, Worms orienta la conversation sur Claire Rogissard, et obtint en quelques secondes plus de renseignements sur la jeune fille, qu’une agence spécialisée en aurait pu réunir en six mois de recherches.

Il apprit donc son âge : vingt-quatre ans, son métier : comptable chez un négociant en vins. Aux dires de la voisine, Claire était une fille laborieuse, un peu farouche et même taciturne, douée d’une vive intelligence. Worms sourit à cette dernière affirmation car son interlocutrice ne lui semblait pas qualifiée pour la formuler. La colonelle répétait souvent que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Il s’amusait in petto de voir la bonne ménagère, naïve et dépourvue de ruse — cette intelligence des imbéciles — apprécier le cerveau d’autrui. Entraînée par cette audience inespérée, la commère se jeta dans un long discours où des parenthèses abondantes se greffaient sur d’autres parenthèses, si bien qu’il était impossible de la suivre. Worms se contentait de glaner çà et là une information et reconstituait tant bien que mal l’histoire Rogissard, qui se révélait à la fois banale et touchante. Puis, brusquement, il eut la sensation de perdre son temps en bavardages stériles. Il se morigéna de remuer ainsi le linge des Rogissard, eut honte et prit congé de la voisine en reculant pas à pas jusqu’à la porte.

* * *

Claire Rogissard, le front contre les vitres, regarda le docteur s’affairer autour de sa minuscule automobile. Elle éprouvait une sensation de solitude et d’angoisse. Elle regrettait les paroles aigres-douces échangées avec Worms, car ce dernier, malgré qu’elle s’en défendît, lui inspirait confiance. Aussi chercha-t-elle une cinglante vexation à lui infliger. C’est le propre des femmes volontaires que de toujours marcher de l’avant, même en se sachant dans l’erreur.

Bien que, de l’avis du docteur Worms, la voisine fût dépourvue de sens critique, elle avait porté sur Claire un jugement précis en la prétendant intelligente. La jeune fille avait vécu la jeunesse qui pouvait le mieux façonner et aiguiser son intelligence, une jeunesse de douleurs, de luttes, de déceptions. Dix ans auparavant, la mère de Claire était morte, laissant le chagrin comme raison sociale à l’ivresse d’Auguste Rogissard. Le bonhomme pleura beaucoup et but officiellement pour noyer sa tristesse « qui devait être rudement salée » affirmèrent en plaisantant ses collègues ; on savait qu’il avait le gosier complaisant, aussi trouva-t-on naturel que l’employé de gare cherchât l’oubli au fond de la bouteille, chacun ne pouvant le posséder en soi, ou le découvrir opportunément. Mais on plaignit sa petite fille.

Cette enfant sensible le méritait bien, puisqu’elle pleurait simultanément une chère absence et une odieuse présence. L’ivresse se manifeste sous de multiples aspects : elle est violente ou triste, bruyante ou taciturne, sentimentale ou enjouée, joyeuse ou timide ; celle de Rogissard appartenait à la plus sordide, la plus écœurante de toutes : elle était triste. « Il ne pisse pas son vin, il le pleure, disait-on ». Cela surprenait d’autant plus que, rencontré à jeun, l’employé conquérait par un entrain de bon aloi. Il aimait les histoires plus ou moins spirituelles, les recherchait, les modifiait, les propageait. Il connaissait toutes les vieilles blagues de comptoir, tous les jeux de mots de banquets, tous les à peu près lamentables qui font s’esclaffer les personnes bornées et sourire de pitié les gens d’esprit. Il amusait par la bonne volonté de ses saillies et ses louables intentions de dérider. Le matin le trouvait réjoui et plein d’une ardeur laborieuse. Il « dégourdissait » selon sa propre expression, ses collègues. Puis, entre deux manœuvres, ses visites au buffet commençaient. Alors il perdait de son enthousiasme, de son éclat. Le vin l’éteignait comme le jour fait pâlir et oublier la lumière d’une lampe. Il devenait méditatif, puis sombre et passait graduellement par tous les stades conduisant de la mélancolie à l’affaissement.