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« Les gens ? dit-elle enfin. Vous rôtissez les gens dedans ?

— Et voilà ! s’exclama Frangin d’une voix triomphante. Tu viens de prouver que tu n’es pas le grand dieu ! Lui saurait qu’on ne brûle évidemment pas les gens là-dedans. Brûler les gens là-dedans ? Ce serait la meilleure !

— Ah, fit la tortue. Alors, qu’est-ce que… ?

— Ça sert à la destruction d’objets hérétiques et autres cochonneries.

— Très pratique.

— Les pécheurs et les criminels, eux, sont purifiés par le feu dans les puits de la Quisition ou quelquefois devant le grand temple, dit Frangin. Le grand dieu saurait ça.

— J’ai dû oublier, sans doute, fit doucement la tortue.

— Le grand dieu Om – par les saintes cornes – saurait qu’il a lui-même déclaré au prophète Valspur… » Frangin toussa et plissa les yeux, sourcils froncés, signe qu’une réflexion sérieuse était à l’œuvre. « “Que le feu sacré réduise l’incroyant à néant.” C’est le verset soixante-cinq.

— J’ai dit ça, moi ?

— L’année du Légume Indulgent, l’évêque Criblephore a converti un démon par la seule puissance de la raison, poursuivit Frangin. En fait, le démon est entré dans les ordres, il est même devenu sous-diacre. Du moins à ce qu’on dit.

— La bagarre, ça ne me fait pas peur… commença la tortue.

— Ta langue fourbe n’arrivera pas à me tenter, reptile, fit Frangin. Parce que ma foi est à toute épreuve ! »

La tortue grogna sous l’effort.

« Que des éclairs te foudroient ! »

Un petit, tout petit nuage noir apparut au-dessus de la tête de Frangin, et un petit, tout petit éclair lui roussit légèrement un sourcil.

« Ouille !

— Tu me crois, maintenant ? » fit la tortue.

Il y avait un peu de vent sur le toit de la Citadelle. D’où l’on avait aussi une belle vue sur l’immensité du désert.

Fri’it et Drunah attendirent un moment, le temps de reprendre leur souffle.

Puis Fri’it demanda : « Sommes-nous en sécurité, ici ? » Drunah regarda vers le ciel. Un aigle tournoyait au-dessus des collines arides. Il se surprit à se demander si l’aigle avait l’ouïe fine. Il avait certainement un sens développé. Était-ce l’ouïe ? Si ça se trouvait, il pouvait entendre un animal dans le silence du désert à un kilomètre en dessous. Et puis merde… un aigle, ça ne parle pas de toute façon, hein ?

« Sûrement, répondit-il.

— Je peux vous faire confiance ? insista Fri’it.

— Et moi, je peux vous faire confiance ? »

Fri’it tambourina des doigts sur le parapet.

« Huh », fit-il.

Voilà bien le problème. Celui de toutes les sociétés vraiment secrètes. Elles sont secrètes. Combien de membres compte le Mouvement de la Tortue ? Nul ne le sait exactement. Comment s’appelle votre voisin ? Deux autres membres connaissent son nom parce qu’ils l’ont parrainé, mais qui sont-ils derrière leurs masques ? Parce qu’il est dangereux de savoir. Les inquisitions peuvent soutirer lentement les renseignements de ceux qui en savent trop. Alors on s’arrange pour n’être au courant de rien. Ce qui facilite grandement la conversation durant les réunions de cellule et la rend impossible en dehors.

Le problème s’est posé à tous les conspirateurs indécis de l’Histoire : comment conspirer sans vraiment tenir à un éventuel collègue conjuré peu sûr des propos qui, rapportés, attireraient comme un aimant le tisonnier accusateur brûlant de la culpabilité.

Les petites gouttes de sueur qui perlaient au front de Drunah, malgré le vent chaud, laissaient supposer que le secrétaire endurait les mêmes réflexions angoissantes. Mais ça ne prouvait rien. Et, pour Fri’it, éviter de mourir était devenu une habitude.

Il se fit craquer nerveusement les doigts.

« Une guerre sainte », dit-il. Une phrase sans grand risque. Elle ne contenait aucun indice verbal sur ce qu’il pensait du projet. Il n’avait pas dit : « Grand dieu, pas une putain de guerre sainte, il est cinglé, ce type ? Un crétin de missionnaire se fait tuer, un gus écrit des sottises sur la forme du monde, et il faut qu’on se mette en guerre ? » Si on le pressait un peu, voire si on l’écartelait et le brisait un peu, il pourrait toujours prétendre avoir voulu dire : « Enfin ! L’occasion rêvée de mourir glorieusement pour Om, l’unique et véritable dieu-qui-piétinera-l’impie-de-ses-sabots-de-fer ! » Ça ne ferait pas grande différence, les dépositions ne changent rien une fois qu’on se trouve aux niveaux insondables où l’accusation a statut de preuve, mais au moins ça donnerait peut-être l’impression à un ou deux inquisiteurs qu’ils ont pu commettre une erreur.

« Évidemment, l’Église est beaucoup moins militante depuis environ un siècle, fit Drunah, le regard perdu dans le désert. Trop occupée par les problèmes terrestres de l’Empire. »

Une constatation. Pas une seule fissure là-dedans où introduire un désosseur.

« Il y a eu la croisade contre les Hodgsonites, dit Fri’it d’un air distant. Et la Subjugation des Melchiorites. Et la Résolution du faux prophète Zeb. Et la Correction des Ashéliens, et l’Absolution…

— Mais tout ça n’était que de la politique, fit Drunah.

— Hmm. Oui. Bien sûr, vous avez raison.

— Et, bien sûr, nul ne pourrait douter du bien-fondé d’une guerre pour répandre le culte et la gloire du grand dieu.

— Non. Nul ne pourrait en douter », dit Fri’it qui avait parcouru maints champs de batailles au lendemain d’une victoire éclatante, quand on a de multiples occasions de constater ce que gagner veut dire. Les Omniens interdisaient l’usage de toutes les drogues. En de tels moments la prohibition se faisait cruellement sentir, quand on n’osait pas aller se coucher par crainte de ses rêves.

« Le grand dieu n’a-t-il pas déclaré par la bouche du prophète Abbysse qu’il n’existe pas de sacrifice plus grand et plus honorable que de donner sa vie pour lui ?

— En effet », reconnut Fri’it. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler qu’Abbysse était évêque de la Citadelle depuis cinquante ans lorsque le grand dieu l’avait élu. Aucun ennemi hurlant ne s’était jamais jeté sur lui l’épée à la main. Il n’avait jamais plongé les yeux dans ceux d’un individu décidé à le tuer – si, bien sûr que si, à chaque seconde, parce que l’Église ne le trouvait évidemment pas à son goût, mais au moins elle ne disposait pas à l’époque des moyens d’arriver à ses fins.

« Mourir glorieusement pour sa foi, voilà une noble destinée, psalmodia Drunah comme s’il lisait un panneau d’affichage intérieur.

— C’est ce que nous enseignent les prophètes », dit Fri’it d’une voix pitoyable.

Le grand dieu suivait des voies mystérieuses, il le savait. Indubitablement, il choisissait ses prophètes, mais on avait l’impression qu’il fallait l’aider. Peut-être était-il trop occupé pour les choisir lui-même. Il y avait, semblait-il, beaucoup plus de réunions, beaucoup plus de signes de tête, beaucoup plus de regards échangés même durant les offices dans le grand temple.

Assurément, le jeune Vorbis ne manquait pas d’ardeur – qu’il était facile de passer d’une idée à une autre ! Voilà un homme touché par le destin. Une toute petite partie de Fri’it, celle qui avait passé les trois quarts de son existence sous la tente, essuyé des pluies de projectiles, participé à des mêlées où l’on risquait de se faire tuer aussi aisément par un allié que par un ennemi, cette partie-là ajouta : Ou du moins par quelque chose. C’était une partie de lui-même vouée à passer toutes les éternités dans tous les enfers, mais elle bénéficiait déjà d’une grande habitude.