Выбрать главу

« Savez-vous que j’ai beaucoup voyagé quand j’étais plus jeune ? fit-il.

— Je vous ai souvent entendu parler avec intérêt de vos voyages dans les contrées païennes, dit poliment Drunah. Il était souvent question de cloches.

— Vous ai-je déjà parlé des îles Brunes ?

— Loin vers le bout du monde. Je me souviens. Le pain y pousse sur les arbres et les jeunes femmes trouvent de petites billes blanches dans les huîtres. Elles plongent les chercher, avez-vous dit, sans porter le moindre vêtem…

— Je me souviens d’autre chose », reprit Fri’it. C’était un souvenir insolite, ici, dans cette solitude de brousse sous un ciel pourpre. « La mer est forte là-bas. Il y a de grosses vagues, beaucoup plus grosses que sur la mer Circulaire, comprenez-vous, et les hommes s’en vont pêcher au-delà en pagayant. Sur de curieuses planches de bois. Et quand ils veulent revenir au rivage, ils attendent une vague puis… ils se mettent debout sur la vague qui les ramène jusqu’à la plage.

— Je préfère l’histoire des jeunes nageuses, dit Drunah.

— Parfois on voit de très grosses vagues, poursuivit Fri’it en ignorant l’interruption. Rien ne pourrait les arrêter. Mais si on vogue dessus, on ne se noie pas. J’ai appris ça. »

Drunah vit la lueur dans son œil.

« Ah, fit-il en hochant la tête. Une idée magnifique du grand dieu, de placer des exemples aussi instructifs sur notre chemin.

— Le truc, c’est de bien apprécier la force de la vague, dit Fri’it. Et voguer dessus.

— Qu’est-ce qui arrive à ceux qui ratent leur coup ?

— Ils se noient. Souvent. Certaines vagues sont très grosses.

— C’est souvent dans la nature des vagues, j’ai l’impression. »

L’aigle continuait de tournoyer. S’il avait compris la moindre de leurs paroles, il n’en montrait rien.

« Des détails utiles à garder en mémoire, fit Drunah avec une vivacité soudaine. Des fois qu’on se retrouverait dans des contrées païennes.

— C’est sûr. »

Depuis les tours qui hérissaient la crête de toits de la Citadelle, les diacres psalmodiaient les offices du moment.

Frangin aurait dû être en classe. Mais les prêtres enseignants ne se montraient pas trop stricts envers lui. Après tout, grâce à sa grand-mère, il connaissait à fond chaque livre du Septateuque et savait par cœur l’ensemble des prières et des hymnes. Ils se disaient sans doute qu’il se rendait utile ailleurs. Qu’on l’employait à une tâche dont personne d’autre ne voulait se charger.

Il binait les rangs de haricots pour la beauté du tableau. Le grand dieu Om, quoique pour l’heure le petit dieu Om, mangeait une feuille de laitue.

Toute ma vie, songeait Frangin, j’ai su que le grand dieu Om – il exécuta le signe des saintes cornes sans grande conviction – était… était un… une… grande barbe dans le ciel ou, quelquefois, quand il descendait sur terre, un taureau gigantesque, ou un lion, ou… quelque chose de gros, en tout cas. Quelque chose qui oblige à lever la tête.

Une tortue, ce n’est tout de même pas pareil. J’ai beau faire des efforts… ce n’est pas pareil. Et l’entendre parler des Sept-Arches comme s’il s’agissait de… de vieux fous… je crois rêver…

Dans les forêts tropicales du subconscient de Frangin, le papillon du doute émergea et donna un coup d’aile à titre d’essai, sans imaginer ce que la théorie du chaos avance sur une telle initiative…

« Je me sens beaucoup mieux maintenant, dit la tortue. Pas senti aussi bien depuis des mois.

— Des mois ? s’étonna Frangin. Depuis quand es-tu… malade ? »

La tortue posa la patte sur une feuille.

« Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle.

— Le 10 gruin, la renseigna Frangin.

— Oui ? Quelle année ?

— Euh… du Serpent Conceptuel… Comment ça, quelle année ?

— Donc… trois ans, fit la tortue. Bonne, la laitue. Et c’est moi qui te le dis. On ne trouve pas de laitue dans les collines. Un peu de plantain, un ou deux buissons épineux. Qu’une autre feuille soit. »

Frangin en arracha une à la salade la plus proche. Et une autre feuille fut, songea-t-il.

« Et tu devais être un taureau ? demanda-t-il.

— J’ai ouvert les yeux… l’œil… et j’étais une tortue.

— Pourquoi ?

— Comment je saurais, moi ? Aucune idée ! mentit la tortue.

— Mais tu… tu es omniconnaissant, fit Frangin.

— Ça ne veut pas dire que je sais tout. »

Frangin se mordit les lèvres. « Hum. Si. Ça veut dire ça.

— T’es sûr ?

— Oui.

— Je croyais que c’était omnipotent.

— Non. Ça, ça veut dire que tu es très puissant. Et tu l’es. C’est ce que dit le Livre d’Ossaire. C’était un des grands prophètes, tu sais. J’espère, ajouta Frangin.

— Qui lui a dit que j’étais omnipotent ?

— Toi.

— Non, je ne lui ai rien dit.

— Ben, lui il disait que si.

— Je ne me souviens même pas d’un gars du nom d’Ossaire, marmonna la tortue.

— Tu lui as parlé dans le désert, expliqua Frangin. Tu te rappelles sûrement. Un mètre quatre-vingts ? Une très longue barbe ? Un bourdon immense ? Et la lueur des saintes cornes lui sortant de la tête ? » Il hésita. Mais il avait vu les statues et les saintes icônes. Elles ne pouvaient pas se tromper.

« Jamais vu personne de ce signalement, fit le petit dieu Om.

— Il était peut-être un peu moins grand, concéda Frangin.

— Ossaire. Ossaire, répéta la tortue. Non… Non… Vois pas…

— Il a dit que tu lui parlais depuis une colonne de feu.

— Oh, cet Ossaire-là. Colonne de feu. Oui.

— Et tu lui as dicté le Livre d’Ossaire. Qui contient les Directions, les Portes, les Renoncements et les Préceptes. Cent quatre-vingt-treize chapitres.

— Je ne crois pas avoir fait tout ça, dit Om en hésitant. Je suis sûr que je me souviendrais de cent quatre-vingt-treize chapitres.

— Qu’est-ce que tu lui as dit, alors ?

— Si je me rappelle bien, c’était : « Hé, vise un peu ce que j’arrive à faire ! » » répondit la tortue.

Frangin la regarda fixement. L’animal avait l’air embarrassé, dans la mesure où une tortue peut avoir cet air-là.

« Même les dieux aiment se détendre, dit-elle.

— Des centaines de milliers de gens règlent leur vie sur les Renoncements et les Préceptes ! gronda Frangin.

— Et alors ? Je ne les en empêche pas.

— Qui les a dictés si ce n’est pas toi ?

— Faut pas me le demander à moi. Je ne suis pas omniconnaissant, moi ! »

Frangin tremblait de colère.

« Et le prophète Abbysse ? J’imagine que quelqu’un lui a donné les Codicilles comme ça en passant, hein ?