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Or il advint qu’en ce temps-là le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« Psst ! »

Frangin s’arrêta au milieu d’un coup de binette et fit du regard le tour du jardin du temple.

« Pardon ? » lança-t-il.

C’était une belle journée du printemps prime. Les moulins à prières tournaient joyeusement dans le vent qui descendait des montagnes. Des abeilles fainéantaient dans les haricots en fleur mais bourdonnaient avec ardeur pour donner l’impression d’un travail intense. En altitude, un aigle solitaire décrivait des cercles.

Frangin haussa les épaules et retourna à ses melons.

Oui-da, le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« Psst ! »

Frangin hésita. Une voix lui avait bel et bien parlé de nulle part. Peut-être un démon. Le chapitre des démons mettait le maître des novices, frère Nonroid, dans tous ses états. Les pensées impures et les démons. Les unes menaient aux autres. Frangin avait le sentiment désagréable d’avoir sûrement quelques démons de retard.

Une seule solution : garder son sang-froid et répéter les neuf aphorismes fondamentaux.

Une fois encore, le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« T’es sourd, mon gars ? »

La binette tomba avec un bruit mat sur la terre brûlante. Frangin se retourna d’un bloc. Il ne vit que les abeilles, l’aigle et, à l’autre bout du jardin, le vieux frère Lou-tsé qui fourchait rêveusement le tas de fumier. Les moulins à prières tournoyaient, rassurants, le long des murs.

Il fit le signe grâce auquel le prophète Ichquible avait chassé les esprits.

« En arrière, démon, marmonna-t-il.

— Mais je suis en arrière. »

Frangin se retourna encore, lentement. Le jardin était toujours désert.

Il prit ses jambes à son cou.

Beaucoup d’histoires commencent longtemps avant leur début, et celle de Frangin trouvait son origine des milliers d’années avant sa naissance.

Il existe des millions de dieux de par le monde. Ils grouillent comme de la laitance de hareng. La plupart sont trop petits pour qu’on les voie et ne font l’objet d’aucun culte, du moins de la part d’aucune créature plus grosse que la bactérie, laquelle ne dit jamais ses prières et ne réclame pas grand-chose en matière de miracles.

Ce sont les petits dieux – les esprits des croisées de deux pistes de fourmis, les dieux des microclimats entre les racines d’herbe. Et la plupart de ces divinités restent en l’état.

Car ce qui leur manque, c’est la foi.

Une poignée, cependant, connaissent des destins un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser de tels destins. Un berger à la recherche d’un agneau égaré le retrouve au milieu des ronces et consacre une minute ou deux à édifier un petit cairn de pierres pour remercier à tout hasard les éventuels esprits qui habiteraient le coin. Ou un arbre à la forme particulière qu’on associe à un remède contre une maladie. Ou quelqu’un grave une spirale sur une pierre isolée. Car ce dont les dieux ont besoin, c’est de foi, et ce que veulent les hommes, ce sont des dieux.

Le plus souvent, ça ne va pas plus loin. Mais quelquefois si. On ajoute d’autres rochers, on élève d’autres pierres, on construit un temple sur le site où se dressait autrefois l’arbre. La divinité croît en puissance, la foi de ses adorateurs la propulse vers les cieux comme mille tonnes de carburant de fusée. Pour quelques rares dieux, tout est possible.

Et parfois même davantage.

Frère Nonroid se débattait contre des pensées impures dans l’intimité de sa cellule austère lorsqu’il entendit la voix fervente en provenance du dortoir des novices.

Couché face contre terre devant une statue d’Om dans sa manifestation du coup de tonnerre, le jeune Frangin tremblait et bredouillait des bribes de prière.

Quelque chose chez ce garçon donnait la chair de poule, se disait Nonroid. Sa façon de vous regarder quand vous parliez, comme s’il écoutait.

Il s’approcha sans se presser et poussa le jeune homme étendu du bout de sa canne. « Debout, mon garçon ! Que crois-tu faire dans le dortoir en pleine journée ? Mmm ? »

Frangin réussit à tourner sur place en restant à plat ventre et saisit les chevilles du prêtre.

« Une voix ! Une voix ! Elle m’a parlé, à moi ! » gémit-il.

Nonroid exhala un soupir. Ah. Il se retrouvait en terrain connu. Question voix, il en connaissait un rayon. Il les entendait à tout bout de champ.

« Debout, mon garçon », répéta-t-il d’une voix un peu plus aimable.

Frangin se releva.

Il était, comme s’en était déjà plaint Nonroid, trop âgé pour faire un novice convenable. Trop âgé d’une dizaine d’années. Donnez-moi un garçon de moins de sept ans, avait toujours dit Nonroid.

Mais Frangin mourrait novice. Lorsqu’on avait établi le règlement, on n’avait pas prévu les Frangin.

Sa grosse figure rouge et honnête se leva vers le maître des novices.

« Assieds-toi sur ton lit, Frangin », lui demanda Nonroid.

Frangin obéit aussitôt. Il ne savait pas ce que voulait dire désobéissance. Un mot parmi les nombreux dont il ignorait le sens.

Nonroid s’assit à côté de lui.

« Écoute, Frangin, dit-il, tu sais ce qui arrive quand on raconte des mensonges, n’est-ce pas ? »

Frangin opina, tout rouge.

« Très bien. Maintenant, parle-moi de ces voix. »

Frangin tortilla le bord de sa robe dans ses mains.

« C’était plutôt une seule voix, maître, dit-il.

— … plutôt une seule voix, reprit frère Nonroid. Et elle disait quoi, cette voix ? Mmm ? »

Frangin hésita. À la réflexion, la voix n’avait pas dit grand-chose. Elle avait parlé, sans plus. De toute façon, c’était difficile de discuter avec frère Nonroid qui avait la manie de loucher sur les lèvres de ses interlocuteurs et de répéter leurs derniers mots quasiment en même temps qu’ils les prononçaient. Il fallait aussi qu’il tripote sans arrêt quelque chose – les murs, les meubles, les gens – comme s’il craignait que le monde disparaisse sitôt qu’il lâcherait prise. Et il avait tellement de tics nerveux qu’il leur fallait faire la queue. Frère Nonroid était parfaitement normal pour un individu qui avait survécu cinquante ans dans la Citadelle.

« Eh ben… » commença Frangin.

Frère Nonroid leva une main maigrelette. Frangin y distinguait les veines bleu pâle.

« Et, j’en suis sûr, tu sais qu’il existe deux sortes de voix qu’entendent les religieux », dit le maître des novices. Un sourcil fut pris de convulsions.

« Oui, maître. Frère Colvert nous en a parlé, fit humblement Frangin.

— … nous en a parlé. Oui. Parfois, quand il le juge utile dans son infinie sagesse, le dieu parle à l’élu qui devient un grand prophète, dit Nonroid. Mais tu n’oserais tout de même pas de te prendre pour l’un d’eux, j’en suis sûr ? Mmm ?

— Non, maître.

— … maître. Mais il existe d’autres voix, reprit frère Nonroid dont la sienne trahissait un léger trémolo, des voix séduisantes, enjôleuses, éloquentes, oui ? Des voix qui attendent toujours de nous prendre au dépourvu ? »