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« Oui, maître.

— Qu’est-ce que tu faisais dans le jardin ?

— Je binais les melons, maître, répondit Frangin.

— Les melons ? Ah. Les melons, fit lentement Nonroid. Les melons. Les melons. Ma foi, voilà qui explique bien des choses, évidemment. »

Une paupière tressauta follement.

Il n’y avait pas que le grand dieu qui parlait à Vorbis au fin fond de son cerveau. Tout le monde parlait à un exquisiteur, tôt ou tard. Ce n’était qu’une question de résistance.

Vorbis ne descendait pas souvent regarder travailler les inquisiteurs ces temps-ci. Les exquisiteurs n’y étaient pas obligés. Il envoyait des instructions, il recevait des comptes rendus. Mais des circonstances particulières méritaient une attention particulière.

Il faut le dire… rien ne prêtait à rire dans la cave de la Quisi-tion. Pour qui avait un sens de l’humour ordinaire. On n’y voyait pas de ces petits écriteaux rigolos disant :Pas besoin d’être un sadique impitoyable pour travailler ici, mais ça aide !!!

Pourtant certains éléments donnaient à croire, quand on avait un peu de jugeote, que le Créateur de l’humanité jouissait d’un sens très faussé de la plaisanterie, et on en retirait une rage au cœur à culbuter les portes du paradis.

Les tasses par exemple. Les inquisiteurs interrompaient leur travail deux fois par jour pour la pause-café. Chacun avait apporté sa tasse de chez lui et l’avait mise avec les autres autour de la bouilloire sur le dessus du fourneau central qui par ailleurs chauffait les fers et les couteaux.

Elles portaient des légendes telles que Souvenir de la sainte grotte d’Ossaire ou Au plus grand papa du monde. La plupart étaient ébréchées et il ne s’en trouvait pas deux semblables.

Il y avait aussi les cartes postales au mur. La tradition voulait, quand un inquisiteur partait en vacances, qu’il envoie une gravure sur bois aux couleurs vives du panorama local, agrémentée au dos d’un message d’un à-propos aussi gai qu’osé. Se trouvait aussi épinglée la lettre tachée de larmes de l’inquisiteur de première classe Ismale « Pépé » Quoum qui remerciait tous les copains d’avoir collecté pas moins de soixante-dix-huit oboles pour son départ en retraite et offert un joli bouquet de fleurs à son épouse, en ajoutant qu’il se souviendrait éternellement de ses années passées au puits numéro trois et qu’il attendait avec impatience de venir donner un coup de main aux collègues s’ils se trouvaient à court de personnel.

Conclusion : même les pires horreurs du psychopathe le plus dément sont à la portée d’un brave père de famille ordinaire qui se rend tous les jours à son lieu de travail pour y remplir sa mission.

Vorbis se réjouissait de le savoir. Quand on sait ça, on sait tout ce qu’il faut savoir sur les gens.

Pour l’heure, il se tenait assis au bord de l’établi sur lequel s’étendait ce qui était encore, techniquement, le corps tremblant de frère Sacho, son ancien secrétaire.

Il leva les yeux sur l’inquisiteur de service qui hocha la tête. Vorbis se pencha sur le secrétaire enchaîné.

« Leurs noms ? répéta-t-il.

— … connais pas…

— Je sais que vous leur avez livré des extraits de ma correspondance, Sacho. Ce sont des hérétiques perfides qui passeront l’éternité en enfer. Voulez-vous les rejoindre ?

— … connais pas leurs noms…

— Je vous faisais confiance, Sacho. Vous m’avez espionné. Vous avez trahi l’Église.

— … pas de noms…

— La vérité mettra un terme à la douleur, Sacho. Dites-moi.

— … vérité… »

Vorbis soupira. Puis il vit qu’un doigt du secrétaire se pliait et se dépliait sous les menottes. Il lui faisait signe.

« Oui ? »

Il se pencha davantage au-dessus du corps.

Sacho ouvrit l’œil qui lui restait.

« … vérité…

— Oui ?

— … Et pourtant la Tortue se meut… »

Vorbis se rassit, la même expression sur le visage. Son expression changeait rarement à moins qu’il le veuille. L’inquisiteur le regardait avec terreur.

« Je vois », dit Vorbis. Il se leva et fit un signe de tête à l’inquisiteur.

« Depuis combien de temps est-il ici ?

— Deux jours, monseigneur.

— Et vous pouvez le garder en vie pendant… ?

— Peut-être deux autres jours, monseigneur.

— Allez-y. Allez-y. Après tout, c’est notre devoir de maintenir la vie aussi longtemps que possible. N’est-ce pas ? »

L’inquisiteur lui adressa le sourire nerveux de qui se trouve en présence d’un supérieur en mesure, sur un simple mot, de l’envoyer coucher, menottes aux poignets, sur un établi.

« Euh… oui, monseigneur.

— De l’hérésie et des mensonges partout, soupira Vorbis. Et maintenant il me faut trouver un autre secrétaire. Très contrariant. »

Au bout de vingt minutes, Frangin se détendit. Les voix enjôleuses, évocatrices de sensualité maléfique, semblaient s’être tues.

Il continua son travail au milieu des melons. Il se sentait capable de les comprendre, les melons. Les melons avaient l’air beaucoup plus faciles à comprendre que presque tout le reste.

« Hé, toi ! »

Frangin se raidit.

« Je ne t’entends pas, ô vil succube, dit-il.

— Oh si, tu m’entends, mon garçon. Bon, voilà ce que je voudrais que tu fasses…

— Je me bouche les oreilles !

— Si tu veux. Si tu veux. Comme ça, tu ressembles à un vase. Bon…

— Je chantonne ! Je chantonne ! »

Aux oreilles de frère Preptil, le maître de musique, la voix de Frangin évoquait un vautour déçu d’arriver trop tard sur l’âne crevé. Le chant choral était obligatoire pour les novices, mais suite aux demandes répétées de frère Preptil, on avait accordé une dispense exceptionnelle à Frangin. La vue de sa grosse figure ronde tordue par l’effort pour plaire faisait déjà peur, mais le pire c’était d’écouter sa voix, une voix assurément puissante et animée d’une conviction profonde qui tournait sans cesse autour de la mélodie sans jamais vraiment se poser dessus.

À la place de la chorale, il avait eu droit à un supplément de melons.

En haut des tours de prières, une volée de corbeaux prit la fuite à tire-d’aile.

Après un refrain entier de Il piétine les impies sous des sabots de fer ardent, Frangin se déboucha les oreilles et se risqua vite fait à écouter.

En dehors des protestations des corbeaux au loin, il n’entendit que le silence.

Ça marchait. Fie-toi au dieu, disait-on. Un conseil qu’il avait toujours suivi. Aussi loin que remontait sa mémoire.

Il ramassa la binette et revint, soulagé, à ses plants de melon.

La lame de l’outil allait s’enfoncer dans la terre lorsque Frangin vit la tortue.

Elle était petite, plus ou moins jaune et couverte de poussière. Elle avait la carapace méchamment écornée. Et un seul œil en bouton de bottine – l’autre avait succombé à l’un des mille dangers qui menacent tout un chacun s’il se déplace au ralenti à deux doigts au-dessus du sol.

Il regarda autour de lui. Les jardins se trouvaient au beau milieu de l’ensemble du temple, entourés de hauts murs.

« Comment tu es venue jusqu’ici, petite bête ? dit-il. Tu as volé ? »

La tortue le fixait de sa prunelle unique. Frangin se sentit un peu le mal du pays. Les tortues abondaient chez lui, dans les collines sablonneuses.

« Je te donnerais bien de la laitue, dit-il. Mais je ne crois pas que les tortues aient la permission d’entrer dans les jardins. Est-ce que tu es nuisible ? »