La tortue continuait de le fixer. Rien ou presque ne sait fixer aussi bien qu’une tortue.
Frangin se sentit obligé de faire quelque chose.
« Il y a du raisin, reprit-il. Ce n’est sans doute pas interdit de t’en donner un grain. Ça te dit un grain de raisin, petite tortue ?
— Et toi, ça te dit d’être une horreur dans la fosse la plus profonde du chaos ? » répliqua la tortue.
Les corbeaux, qui avaient fui vers le mur extérieur, reprirent l’air en entendant l’interprétation de La voie de l’infidèle est un nid d’épines.
Frangin ouvrit les yeux et se retira encore les doigts des oreilles.
« Je suis toujours là », dit la tortue.
Frangin hésita. Il lui vint peu à peu à l’esprit que les démons et les succubes n’apparaissaient pas sous forme de petite tortue. Ça n’aurait pas grand intérêt. Même frère Nonroid reconnaîtrait qu’en matière d’érotisme torride il y aurait mieux à trouver qu’une tortue borgne.
« Je ne savais pas que les tortues parlaient, dit-il.
— Elles ne parlent pas, fit la tortue. Regarde mes lèvres. »
Frangin s’approcha tout près.
« Tu n’as pas de lèvres, dit-il.
— Non, ni de cordes vocales adéquates, renchérit l’animal. Je te parle directement dans la tête, tu comprends ?
— Bon sang !
— Tu comprends, non ?
— Non. »
La tortue roula son œil.
« J’aurais dû le savoir. Bah, tant pis. Je ne vais pas perdre mon temps avec des jardiniers. Va me chercher le chef, tout de suite.
— Le chef ? » fit Frangin. Il porta la main à sa bouche. « Tu ne veux pas dire… frère Nonroid ?
— Qui c’est ?
— Le maître des novices !
— Ah, bon Moi ! fit la tortue. Non, poursuivit-elle en imitant la voix chantante de Frangin.Je ne veux pas parler du maître des novices. Je veux parler du grand prêtre ou autre chose, suivant le nom qu’il se donne. Il y en a un, je suppose ? »
Frangin opina d’un air interdit.
« Grand prêtre, tu saisis ? fit la tortue. Grand. Prêtre. Grand prêtre. »
Frangin opina encore. Il savait qu’il y avait un grand prêtre. Seulement, même s’il arrivait tout juste à comprendre les niveaux hiérarchiques qui le séparaient de frère Nonroid, il était incapable de concevoir sérieusement le moindre lien entre le novice Frangin et le cénobiarche. En théorie, il sentait que ce lien existait, que le grand prêtre occupait le sommet d’une immense structure canonique dont lui tenait fermement la base, mais il l’envisageait de la même façon qu’une amibe imaginerait toute la chaîne de l’évolution entre elle et, par exemple, un expert-comptable. Ce n’étaient que des chaînons manquants jusqu’au niveau ultime.
« Je ne peux pas demander au… » Frangin hésita. La simple idée de parler au cénobiarche l’épouvantait et le rendait muet. « Je ne peux demander à personne de demander au grand cénobiarche de venir discuter avec une tortue !
— Change-toi en sangsue de vasière et ratatine-toi dans les feux du châtiment ! brailla la tortue.
— Pas la peine de jurer », dit Frangin.
L’animal sauta rageusement plusieurs fois sur place.
« Je ne jure pas ! Je maudis ! Je suis le grand dieu Om ! »
Frangin cligna des yeux.
« Non, ce n’est pas vrai, dit-il alors. Je l’ai vu, le grand dieu Om. » D’une main, il esquissa la forme des saintes cornes. « Et il ne ressemble pas à une tortue. Il apparaît sous forme d’aigle, ou de lion, ou d’un taureau puissant. Il y a une statue de lui dans le grand temple. Elle fait sept coudées de haut. Recouverte de bronze et tout. Elle piétine les infidèles. On ne piétine pas les infidèles quand on est une tortue. Je veux dire, tout ce qu’on peut faire, c’est les regarder d’un air méchant. Elle a des cornes en or véritable. Là où j’habitais avant, il y avait une statue d’une coudée de haut dans le village d’à côté, et c’était aussi un taureau. Voilà pourquoi je sais que tu n’es pas le grand dieu Om, par les saintes cornes. »
La tortue se calma.
« Tu en as déjà vu combien, des tortues parlantes ? railla-t-elle.
— Je ne sais pas, répondit Frangin.
— Comment ça, tu ne sais pas ?
— Ben, peut-être qu’elles parlent toutes, dit Frangin avec conscience, faisant preuve de cette logique toute personnelle qui lui avait valu un supplément de melons. Peut-être qu’elles se taisent quand je suis là.
— Je suis le grand dieu Om, insista la tortue d’une voix menaçante et forcément basse, et tu vas devenir sous peu un prêtre très malheureux. Va le chercher.
— Novice, fit Frangin.
— Quoi ?
— Novice, pas prêtre. On ne voudra pas…
— Va le chercher !
— Mais le cénobiarche ne vient jamais dans notre potager, je crois bien. Je crois qu’il ne sait même pas ce qu’est un melon.
— Ça m’est égal, fit la tortue. Va le chercher tout de suite, sinon il y aura un tremblement de terre, la lune prendra la couleur du sang, des fièvres et des furoncles affligeront l’humanité et toutes sortes de maux s’abattront. Ce n’est pas de la blague, ajouta-t-elle.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit Frangin en partant à reculons.
— Et je reste très raisonnable, en la circonstance ! lui cria la tortue.
» Tu ne chantes pas si mal, remarque ! ajouta-t-elle après réflexion.
» J’ai entendu pire ! reprit-elle au moment où la robe sale de Frangin disparaissait par le portail.
» Ça me rappelle la fois où la peste a ravagé Pseudopolis, souffla-t-elle tout bas tandis que les pas s’éloignaient. Pour ça, il y en avait des pleurs et des grincements de dents. » Elle soupira. « Le bon temps. Le bon temps ! »
Beaucoup se sentent appelés par la prêtrise, mais ce qu’ils entendent en réalité, c’est une voix dans leur tête qui leur explique : « C’est du travail en intérieur, sans grosses charges à soulever, est-ce que tu veux rester laboureur comme ton père ? »
Alors que Frangin, lui, ne croyait pas comme ça en passant. Il avait vraiment la foi. Un événement souvent gênant quand il survient dans une famille vivant dans la crainte de Dieu, mais Frangin n’avait plus que sa grand-mère, une vraie croyante elle aussi. Elle croyait comme le fer croit au métal. Le spécimen de femme que tout prêtre redoute dans une congrégation, celle qui connaît tous les cantiques, tous les sermons. Dans l’Église omnienne, les femmes n’étaient admises au temple que par tolérance, et elles devaient rester absolument silencieuses, bien cachées dans leur propre secteur derrière la chaire au cas où la vue d’une moitié de l’espèce humaine pousserait les membres masculins de la congrégation à entendre des voix ressemblant à celles qui tourmentaient frère Nonroid durant son sommeil ou ses promenades. L’ennui, c’était que la grand-mère de Frangin jouissait d’une personnalité capable de se projeter à travers une feuille de plomb et d’une piété farouche aussi mordante qu’une foreuse à pointes de diamant.
Si elle était née homme, l’omnianisme aurait trouvé son huitième prophète plus tôt que prévu. À défaut, elle s’occupait avec une efficacité redoutable du nettoyage du temple, du lustrage des statues et de la liste de lapidation des épouses soupçonnées d’adultère.