Il s’avança à pas de lion puis se mit pesamment au pas de course.
Inconscient du sort qu’on lui réservait, saint Ongulent attaquait son troisième mille-pattes.
Le lion bondit…
Et la suite n’aurait guère souri à saint Ongulent si Charolet n’avait pas flanqué un coup de caillou au fauve juste derrière l’oreille.
Frangin se tenait debout dans le désert, sauf que… le sable était aussi noir que le ciel, il n’y avait pas de soleil, et pourtant tout était brillamment éclairé.
Ah, se dit-il. C’est donc ça, rêver.
Des milliers de gens traversaient le désert. Ils ne s’intéressaient pas à lui. Ils marchaient comme s’ils n’avaient pas conscience de se trouver au milieu d’une foule.
Il voulut leur adresser un signe de la main, mais il restait cloué sur place. Il voulut parler, mais les mots s’évaporèrent dans sa bouche.
Alors il s’éveilla.
La première chose qu’il vit, ce fut la lumière qui tombait en oblique par une fenêtre. Et, devant cette lumière, deux mains levées formant le signe des saintes cornes.
Avec un peu de mal, alors que sa tête lui hurlait sa douleur, Frangin suivit les bras qui prolongeaient les mains jusqu’à leur réunion juste en dessous de la tête inclinée de…
« Frère Nonroid ? »
Le maître des novices redressa la tête.
« Frangin ?
— Oui ?
— Om soit loué ! »
Frangin tendit le cou pour regarder autour de lui.
« Il est là ?
— … là ? Comment tu te sens ?
— Je… »
Son crâne le faisait souffrir, il se sentait le dos en feu et une douleur sourde lui taraudait les genoux.
« Tu as attrapé un mauvais coup de soleil, dit Nonroid. Et tu as reçu un méchant coup sur la tête en tombant.
— En tombant ?
— … tombant. Des rochers. Dans le désert. Tu étais avec le prophète. Tu as marché avec le prophète. Toi, un de mes novices.
— Je me rappelle… le désert… fit Frangin en se tâtant prudemment le crâne. Mais… le… prophète… ?
— … prophète. On dit que tu pourrais être ordonné évêque, peut-être même cémoi. Il existe un précédent, tu sais. Le très bienheureux saint Aliboron a été nommé évêque parce qu’il accompagnait le prophète Ossaire dans le désert, et c’était un âne, lui.
— Mais je ne… me souviens… d’aucun prophète. J’étais tout seul avec… »
Frangin marqua un temps. La figure de Nonroid rayonnait.
« Vorbis ?
— Il a eu la bonté de tout me raconter, dit Nonroid. J’ai eu le privilège de me trouver sur la place des Lamentations quand il est arrivé. Juste après les prières sextines. Le cénobiarche s’en allait… bref, tu connais la cérémonie. Et Vorbis est apparu. Couvert de poussière, et il conduisait un âne. Tu étais allongé en travers de l’âne, j’en ai peur.
— Je ne me rappelle aucun âne.
— … âne. Il l’avait récupéré dans une ferme. Toute une foule le suivait ! »
Nonroid était rouge d’excitation.
« Et il a décrété un mois de Jhaddra, avec double pénitence, le conseil lui a remis le Bourdon et le Licol, et le cénobiarche est parti en ermitage à Skant !
— Vorbis est le huitième prophète, dit Frangin.
— … prophète. Bien entendu.
— Et… est-ce qu’il y avait une tortue ? Il a parlé d’une tortue ?
— … tortue ? Qu’est-ce que les tortues viennent faire là-dedans ? » La figure de Nonroid s’adoucit. « Mais, évidemment, le prophète a dit que le soleil t’avait dérangé. Il a dit que tu divaguais – excuse-moi – à propos de toutes sortes de choses bizarres.
— Ah bon ?
— Il est resté assis à ton chevet pendant trois jours. C’était… inspirant.
— Depuis combien de temps… on est rentrés ?
— … rentrés ? Presque une semaine.
— Une semaine !
— Il a dit que le voyage t’avait complètement épuisé. »
Frangin regarda fixement le mur.
« Et il a laissé des ordres pour qu’on te conduise à lui dès que tu aurais repris entièrement conscience, dit Nonroid. Il a été catégorique là-dessus. » Son ton laissait entendre qu’il n’était pas encore tout à fait sûr de l’état de conscience du jeune homme. « Tu te sens capable de marcher ? Je peux demander à des novices de te porter, si tu préfères.
— Faut que j’aille le voir maintenant ?
— … maintenant. Tout de suite. Tu vas le remercier, j’espère. »
Frangin ne connaissait ces quartiers de la Citadelle que par ouï-dire. Frère Nonroid ne les avait jamais vus non plus. On ne l’avait pas explicitement inclus dans la convocation, mais il était quand même venu et faisait la mouche du coche d’un air important autour de Frangin que deux novices véhiculaient dans une espèce de chaise à porteurs d’ordinaire utilisée par les plus croulants des vieux ecclésiastiques.
Au centre de la Citadelle, derrière le temple, Frangin aperçut un jardin clos. Il l’étudia d’un œil d’expert. Il n’existait pas une once de terreau naturel sur la roche à nu – on avait dû apporter à la main chaque pelletée qui permettait aux arbres ombreux qu’il voyait de se développer.
Vorbis s’y trouvait, entouré d’évêques et de cémois. Il tourna la tête à l’approche de Frangin. « Ah, mon compagnon du désert, fit-il d’une voix aimable. Et frère Nonroid, je crois bien. Mes frères, j’aimerais vous faire part de mon intention d’élever notre Frangin au rang d’archevêque. »
Un léger murmure d’étonnement monta parmi les ecclésiastiques, puis quelqu’un se racla la gorge. Vorbis se tourna vers l’évêque Trime, l’archiviste de la Citadelle.
« Eh bien, techniquement, il n’est même pas encore ordonné, fit l’évêque en hésitant. Mais, évidemment, nous savons tous qu’il y a eu un précédent.
— L’anus d’Ossaire, lâcha aussitôt frère Nonroid avant de rectifier. Euh… l’âne, pardon. » Il porta la main à sa bouche et rougit de honte et de confusion.
Vorbis sourit.
« Le brave frère Nonroid a raison, dit-il. Et l’âne n’avait pas été ordonné non plus, mais on était peut-être moins regardant sur les qualifications en ce temps-là. »
Suivit un chœur de rires nerveux, comme toujours de la part d’individus dont l’emploi voire la vie dépendent du caprice de celui qui vient de sortir une blague pas franchement drôle.
« Mais l’âne n’a été élevé qu’au rang d’évêque, insista l’évêque Trime “le Suicidaire”.
— Une fonction pour laquelle il était hautement qualifié, répliqua sèchement Vorbis. À présent, vous pouvez tous vous retirer. Y compris le sous-diacre Nonroid », ajouta-t-il. Nonroid vira du rouge au blanc à l’annonce de cette promotion soudaine. « Mais l’archevêque Frangin va rester. Nous aimerions discuter. »
Les membres du clergé se retirèrent.
Vorbis s’assit dans un fauteuil de pierre derrière un sureau, un arbre immense et vieux, bien différent de ses congénères à la vie brève plantés à l’extérieur du jardin, dont les baies arrivaient presque à maturité.
Le prophète, les coudes appuyés sur les bras de pierre du fauteuil, les mains entrelacées devant lui, contempla lentement, posément Frangin.
« Tu es… remis ? dit-il enfin.
— Oui, monseigneur, répondit le novice. Mais, monseigneur, je ne peux pas être évêque, je ne peux même pas…
— Je t’assure que le travail ne nécessite pas beaucoup d’intelligence. La preuve, les évêques sont capables de le faire. »