Un autre long silence.
Lorsque Vorbis reprit la parole, on aurait dit chaque mot remonté au treuil depuis une grande profondeur.
« Nous avons en une occasion déjà parlé de la nature de la réalité, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et des circonstances nombreuses où ce qu’on perçoit n’est pas ce qui est fondamentalement vrai ?
— Oui. »
Encore une pause. Haut dans le ciel, un aigle décrivait des cercles, à l’affût de tortues.
« Je suis sûr que tu gardes des souvenirs confus de notre errance dans le désert.
— Non.
— Il fallait s’y attendre. Le soleil, la soif, la faim…
— Non, monseigneur. Ma mémoire ne s’embrouille pas facilement.
— Ah, oui, je me rappelle.
— Moi aussi, monseigneur. »
Vorbis tourna légèrement la tête et jeta un regard en coin à Frangin comme s’il cherchait à se cacher derrière son propre visage.
« Dans le désert, le grand dieu Om m’a parlé.
— Oui, monseigneur. C’est vrai. Tous les jours.
— Ta foi est simple mais forte, Frangin. Quand il s’agit d’hommes, j’ai le jugement sûr.
— Oui, monseigneur. Monseigneur ?
— Oui, mon Frangin ?
— D’après Nonroid, vous m’avez aidé à traverser le désert, monseigneur.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit sur la vérité fondamentale, Frangin ? Bien sûr que tu te souviens. Il y avait un désert physique, c’est juste, mais aussi un désert de l’âme. Mon dieu m’a guidé, et moi je t’ai guidé à mon tour.
— Ah. Oui. Je vois. »
Dans le ciel, le point tournoyant qu’était l’aigle parut un instant suspendu, immobile. Puis il replia les ailes et s’abattit…
« On m’a beaucoup donné, dans le désert, Frangin. J’ai beaucoup appris. Il me faut désormais informer le monde. C’est le devoir d’un prophète. Aller là où les autres ne sont pas allés et en rapporter la vérité. »
… plus vite que le vent, son cerveau et son corps réduits à l’état de brouillard autour de la seule volonté d’atteindre son objectif…
« Je n’attendais pas cette tâche si tôt. Mais Om a guidé mes pas. Et maintenant que nous avons la cénobiarchie, nous allons… nous en servir. »
Quelque part plus loin à flanc de coteau, l’aigle piqua, saisit quelque chose et reprit de la hauteur à tire-d’aile…
« Je ne suis qu’un novice, monseigneur Vorbis. Même si tout le monde m’appelle évêque, je n’en suis pas un.
— Tu t’y feras. »
Il fallait parfois un bon moment pour qu’une idée prenne forme sous le crâne de Frangin, mais il lui en venait justement une. Quant à la façon de s’asseoir de Vorbis, à l’accent particulier dans sa voix.
Vorbis avait peur de lui.
Pourquoi de moi ? À cause du désert ? Tout le monde s’en fiche. À ma connaissance, ça s’est toujours passé de cette façon-là : c’est sûrement son âne qui a porté Ossaire dans le désert, qui a trouvé l’eau, qui a tué un lion à coups de sabot.
À cause d’Éphèbe ? Personne n’écouterait. Tout le monde s’en fiche. Il est le prophète et le cénobiarche. Il aurait pu me tuer d’un claquement de doigts. Tout ce qu’il fait est bien. Tout ce qu’il dit est vrai.
Fondamentalement vrai.
« J’ai quelque chose à te montrer qui va peut-être t’amuser, dit Vorbis en se levant. Tu peux marcher ?
— Oh, oui. Nonroid voulait juste se montrer aimable. J’ai surtout des coups de soleil. »
Alors qu’ils s’en repartaient, Frangin nota un détail qui lui avait échappé jusqu’alors. Des soldats de la Sainte Garde, armés d’arcs, étaient postés dans le jardin. Ils se tenaient dans l’ombre des arbres ou parmi les buissons, pas vraiment à découvert mais pas franchement cachés non plus.
Des marches menaient du jardin au dédale de salles et tunnels souterrains qui sous-tendaient le temple et, à vrai dire, l’ensemble de la Citadelle. Sans un bruit, deux gardes leur emboîtèrent le pas à distance respectueuse.
Frangin suivit Vorbis par les tunnels jusqu’aux quartiers des métallurgistes, où forges et ateliers se serraient autour d’un puits de lumière large et profond. Émanations et fumées montaient en volutes le long des parois taillées dans le roc.
Vorbis se rendit directement à une grande alcôve baignant dans la lumière rougeoyante des feux de forge. Plusieurs ouvriers se massaient autour d’un objet large et incurvé.
« Regarde, fit Vorbis. Qu’en penses-tu ? »
C’était une tortue marine.
Les fondeurs avaient réalisé un excellent travail, jusqu’aux motifs de la carapace et aux écailles des pattes. L’animal mesurait près de trois mètres de long.
Frangin entendit un bourdonnement dans ses oreilles tandis que parlait Vorbis.
« Ils racontent tout un charabia pernicieux sur les tortues, non ? Ils croient vivre sur le dos d’une grande tortue. Eh bien, c’est sur une tortue qu’ils vont mourir. »
Frangin voyait à présent les chaînes fixées à chaque patte métallique. Un homme ou une femme pouvait rester étendu dans un grand inconfort sur le dos de la tortue, membres écartés et fermement enchaînés par les poignets et les chevilles.
Il se pencha. Oui, il aperçut le logement pour le feu par en dessous. Dans certains domaines, la Quisition s’en tenait toujours aux mêmes principes.
Il faudrait une éternité pour chauffer tout ce métal jusqu’au seuil de la douleur. Ce qui laissait donc largement le temps de réfléchir…
« Qu’en penses-tu ? » demanda Vorbis.
Une vision de l’avenir fulgura sous le crâne de Frangin.
« Ingénieux, commenta-t-il.
— Et ce sera une leçon salutaire pour quiconque serait tenté de s’écarter du chemin de la vraie connaissance.
— Quand est-ce que vous comptez… euh… l’expérimenter ?
— Je suis sûr que l’occasion se présentera. »
Lorsque Frangin se redressa, Vorbis le fixait avec une telle intensité qu’on l’aurait dit en train de lire les pensées du novice sur sa nuque.
« Et maintenant, retire-toi, je te prie, fit le cénobiarche. Repose-toi autant que tu peux… mon fils. »
Frangin traversa lentement la place, plongé dans des pensées inhabituelles.
« ’jour, mon révérend.
— Vous savez déjà ? »
Plhatah Je-m’tranche-la-main offrit une figure rayonnante au-dessus de son étal de sorbet glacé tiédasse.
« Mon p’tit doigt me l’a dit, fit-il. T’nez, prenez donc un délice klatchien. Gratis. En bâtonnet. »
La place était plus animée que d’habitude. Même les petits pains de Plhatah se vendaient comme des petits pains.
« Du peuple aujourd’hui, fit Frangin sans vraiment penser à ce qu’il disait.
— Le temps du prophète, voyez, expliqua Plhatah, quand le grand dieu s’révèle au monde. Vous trouvez qu’y a du peuple en ce moment, mais on sera serrés comme des harengs d’ici quelques jours.
— Qu’est-ce qui se passe, alors ?
— Z’allez bien ? M’avez pas l’air de tenir la grande forme.
— Qu’est-ce qui se passe, alors ?
— Les Lois. Vous connaissez ça, vous. Le Livre de Vorbis ? J’imagine… » Plhatah se pencha vers Frangin. « Vous auriez pas un tuyau, des fois ? J’imagine que le grand dieu vous a rien dit qui pourrait profiter à l’industrie du plat cuisiné ?
— Je ne sais pas. Il aimerait qu’on cultive davantage de laitues, je crois.
— Vraiment ?
— Ce n’est qu’une supposition. »
Plhatah eut un sourire malveillant. « Ah, oui, mais c’est votre supposition. Pas la peine de m’faire un dessin, j’suis pas sourd, comme on dit. L’plus drôle, c’est que je sais où mettre le grappin sur quelques arpents de terre bien irriguée. Faudrait p’t-être que j’achète maintenant, avant tout le monde ?