Il distingua une silhouette accroupie parmi les melons.
Lou-tsé dénicha une couverture et revint à pas feutrés dans le jardin où Frangin se tenait assis, le dos voûté, sa binette sur les genoux.
Lou-tsé avait vu beaucoup de figures angoissées au cours de son existence, une existence plus longue que n’en connaissaient la plupart des civilisations. Celle de Frangin les battait toutes. Il tira la couverture sur les épaules de l’évêque.
« Je ne l’entends pas, se lamentait l’ex-novice d’une voix rauque. Ça veut peut-être dire qu’il est trop loin. Je m’accroche à cette idée. Il se trouve peut-être quelque part là-bas. À des kilomètres ! »
Lou-tsé sourit et hocha la tête.
« Tout va recommencer. Il n’a jamais dit à personne de faire quoi que ce soit. Ni de ne pas le faire. Il s’en moquait ! »
Une fois encore, Lou-tsé sourit et hocha la tête. Il avait les dents jaunes. Il en était en fait à sa deux centième dentition.
« Il n’aurait pas dû s’en moquer ! »
Lou-tsé disparut à nouveau dans son petit refuge et en ramena une coupe peu profonde remplie d’une sorte de thé. Il hocha la tête, sourit et tendit le récipient jusqu’à ce que Frangin l’accepte et boive une gorgée. Le breuvage avait goût d’eau chaude agrémentée d’un sachet de lavande.
« Tu ne comprends rien de ce que je te dis, hein ? dit Frangin.
— Pas beaucoup, fit Lou-tsé.
— Tu parles ? »
Lou-tsé se posa un doigt ratatiné sur les lèvres.
« Grand secret », fit-il.
Frangin regarda le petit homme. Que savait-il de lui ? Que savait-on de lui ?
« Toi parler à dieu, dit Lou-tsé.
— Comment tu le sais ?
— Signes. Homme qui parle à dieu avoir vie très dure.
— T’as raison ! » Frangin fixa Lou-tsé par-dessus la coupe. « Pourquoi tu es là ? demanda-t-il. Tu n’es pas omnien. Ni éphébien.
— Grandi près de Moyeu. Y a longtemps. Maintenant Lou-tsé un étranger partout où lui aller. Meilleur moyen. Appris religion dans temple au pays. Maintenant aller là où trouver travail.
— Transporter des détritus et tailler les plantes ?
— Sûr. Jamais été évêque ni gros bonnet. Vie dangereuse. Toujours être homme qui nettoie bancs ou balaye derrière autel. Personne embêter homme utile. Personne embêter petit homme. Personne se rappeler nom.
— C’est ce que j’avais prévu pour moi ! Mais ça ne marche pas.
— Alors trouver autre moyen. Moi apprendre dans temple. Appris avec vieux maître. Quand ennuis, toujours se rappeler paroles sages de vieux maître vénérable.
— C’était quoi ?
— Vieux maître dire : “Garçon là-bas ! Quoi toi manger ? Espère toi apporter assez pour tout le monde !” Vieux maître dire : “Vilain garçon ! Pourquoi pas faire devoirs à la maison ?” Vieux maître dire : “Pourquoi garçon rire ? Si pas dire pourquoi, tout dojo rester en retenue après les cours !” Quand se souvenir toutes ces sages paroles, rien paraître très grave.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne l’entends pas !
— Toi faire ce que dois. Moi compris au moins une chose, ça tu dois faire tout seul. »
Frangin s’étreignait les genoux.
« Mais il ne m’a rien dit ! Elle est où, cette fameuse sagesse ? Tous les autres prophètes sont revenus avec des commandements !
— Où eux les trouver ?
— Je… J’imagine qu’ils les ont inventés.
— Toi les trouver là aussi. »
« Tu appelles ça de la philosophie, toi ? » rugit Honorbrachios en agitant son bâton.
Tefervoir nettoyait le levier, enlevait les morceaux du moule de sable qui restaient.
« Bé… de la physique, que c’est de la philosophie naturelle », dit-il.
Le bâton claqua sur les flancs de la Tortue Mobile.
« Je t’ai jamais appris des choses pareilles, coquin de sort ! s’écria le philosophe. La philosophie, elle est censée rendre la vie meilleure !
— Hé bé, ça va la rendre meilleure pour beaucoup de monde, répliqua calmement Tefervoir. Ça va permettre de renverser un tyran.
— Et après ?
— Et après quoi ?
— Et après tu vas la mettre en morceaux, ta machine, hé ? fit le vieillard. La démolir ? Enlever les roues ? Retirer toutes ces piques ? Brûler les plans ? Hein ? Quand elle aura rempli son office, hé ?
— Bé… commença Tefervoir.
— Aha !
— Aha quoi ? On pourrait la garder, non ? Comme… force de dissuasion contre les autres tyrans !
— Tu crois que les tyrans, ils vont pas en construire eux aussi ?
— Bé… j’en construirai des plus grosses ! » cria Tefervoir.
Honorbrachios s’affaissa. « Oui, fit-il. Sûrement. Tout est bien, alors. Ma parole. Quand je pense que je m’inquiétais. Maintenant… je crois que je vais aller me reposer dans un coin… »
Il parut plus voûté qu’à l’ordinaire et soudain vieux.
« Maître ? fit Tefervoir.
— M’appelle plus maître, vaï, répliqua Honorbrachios en suivant à tâtons la paroi de la grange vers la porte. Je constate que tu connais à présent toutes les saloperies qu’il faut savoir sur la nature humaine. Hah ! »
Le grand dieu Om glissa le long du versant d’un fossé d’irrigation et atterrit sur le dos dans les mauvaises herbes du fond. Il se redressa en agrippant une racine dans son bec et en se retournant à la force des mâchoires.
Les formes des pensées de Frangin lui sillonnaient le cerveau en tremblotant. Il ne distinguait aucun mot précis, mais il n’en avait nul besoin, pas plus qu’on n’a besoin de voir les rides à la surface d’une rivière pour connaître le sens du courant.
De temps en temps, quand il apercevait le point miroitant de la Citadelle dans le crépuscule, il tentait à son tour de transmettre ses propres pensées aussi fort qu’il pouvait :
« Attends ! Attends ! Tu ne vas pas faire ça ! On peut aller à Ankh-Morpork ! Le pays de toutes les chances ! Avec mon cerveau et ton… et toi, le monde nous ouvre les draps ! Pourquoi tout gâcher… »
Puis il glissait dans un autre sillon. Une ou deux fois il aperçut l’aigle qui décrivait des cercles sans relâche.
« Pourquoi mettre la main dans le broyeur ? Ce pays mérite Vorbis ! Les moutons méritent qu’on les mène par le bout du nez ! »
Il avait connu la même situation lorsqu’on avait lapidé à mort son tout premier croyant. Évidemment, il lui en restait une douzaine d’autres à ce moment-là. Mais il en avait ressenti comme un déchirement. De la tristesse. On n’oublie jamais son premier croyant. C’est lui qui donne une forme au dieu.
Les tortues sont mal équipées pour la navigation à travers champs. Il leur faudrait des pattes plus longues ou des fossés moins profonds.
Om estima qu’il ne dépassait pas le trois cents mètres à l’heure en ligne droite, et la Citadelle se trouvait encore au moins à trente kilomètres. Il effectuait parfois entre les arbres d’une oliveraie une pointe de vitesse qui ne compensait pas le retard que lui coûtaient le terrain rocailleux et les murets dans les champs.
Durant tout le temps que ses pattes s’activaient, il entendait bourdonner dans sa tête les pensées de Frangin comme une abeille au loin.
Il tenta encore une fois de crier mentalement.
« Tu as quoi, toi ? Lui dispose d’une armée ! Tu as une armée, toi ? Combien de divisions tu as ? »