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Mais de telles pensées demandent de l’énergie, et celle dont dispose une tortue reste limitée. Il trouva une grappe de raisins tombée par terre et avala gloutonnement les grains jusqu’à ce que sa tête baigne dans le jus, mais ça ne changea pas grand-chose.

Puis la nuit tomba. Ici, les nuits étaient moins froides que dans le désert, mais aussi moins chaudes que les journées. Il allait ralentir à mesure que son sang se rafraîchirait. Il ne réfléchirait pas aussi vite. Ne marcherait pas aussi vite non plus.

Il perdait déjà de la chaleur. Chaleur égalait vitesse.

Il se hissa sur une fourmilière…

« Tu vas mourir ! Tu vas mourir ! »

… et glissa en bas de l’autre versant.

Les préparatifs pour l’intronisation du prophète cénobiarche commencèrent bien des heures avant l’aube. Tout d’abord, ce que ne prévoyaient pas les traditions ancestrales, le diacre Cuspide et quelques collègues procédèrent à une fouille minutieuse du temple. On chercha des fils tendus et on tisonna à coups de pique des recoins en mesure de dissimuler des archers. Le diacre Cuspide avait la tête bien vissée sur les épaules, même si c’était à l’envers du filetage. Il dépêcha aussi quelques escouades en ville pour embarquer les suspects habituels. La Quisition recommandait toujours d’en laisser quelques-uns en liberté. On savait alors où les trouver en cas de besoin.

Après quoi une douzaine de prêtres subalternes arrivèrent pour absoudre les lieux et chasser tous les afrites, djinns et démons. Le diacre Cuspide les observa sans un mot. Il n’avait personnellement jamais eu de rapports avec des entités surnaturelles, mais il connaissait les effets d’une flèche bien ajustée dans un ventre qui ne s’y attend pas.

On lui tapota la cage thoracique. Il eut un sursaut lorsque la réalité se connecta soudain au fil de ses pensées et sa main se porta machinalement vers sa dague. « Oh », fit-il.

Lou-tsé hocha la tête et sourit avant d’indiquer de son balai que le diacre Cuspide se tenait sur une portion de dallage qu’il souhaitait balayer.

« Salut, affreux petit crétin jaune », fit le diacre.

Hochement de tête, sourire.

« Tu ne dis jamais un putain de mot, hein ? »

Sourire, sourire.

« Imbécile. »

Sourire. Sourire. Attente.

Tefervoir recula.

« Bon, fit-il, vous êtes sûr d’avoir tout compris, hé ?

— Facile, répondit Simonie qui avait pris place sur la selle de la Tortue.

— Répétez.

— On alimente la boîte à feu, récita le sergent. Puis, quand l’aiguille rouge indique XXVI, on tourne le robinet de cuivre ; quand le sifflet de bronze siffle, on actionne le grand levier. Et on dirige en tirant sur les cordes.

— C’est ça », dit Tefervoir. Mais il restait indécis. « C’est une machine de précision, ajouta-t-il.

— Et moi un soldat de métier, répliqua Simonie. Pas un paysan superstitieux.

— Parfait, parfait. Bé… si vous êtes sûr… »

Ils avaient eu le temps d’apporter quelques finitions à la Tortue Mobile. La carapace se hérissait d’arêtes en dents de scie et les roues de piques. Et, bien entendu, le tuyau de dégagement de la vapeur en excédent… Il se posait des questions sur le tuyau de dégagement de la vapeur en excédent…

« C’est qu’une machine, dit Simonie. Ça me pose pas de problème.

— Donnez-nous une heure, alors. Faudrait que vous arriviez au temple quand on ouvrira les portes.

— D’accord. Compris. Allez-y. Le sergent Fergmen connaît l’chemin. »

Tefervoir observa le tuyau de dégagement de la vapeur et se mordit les lèvres. Je ne sais pas quel effet ça va faire sur l’ennemi, songea-t-il, mais moi, ça me fout la trouille.

Frangin se réveilla, ou du moins cessa de vouloir dormir. Lou-tsé était parti. Sûrement balayer quelque part.

Il erra par les couloirs désertés du quartier des novices. Le nouveau cénobiarche ne serait pas couronné avant des heures. Il fallait d’abord procéder à des dizaines de cérémonies. Toutes les personnalités investiraient la grand-place et les esplanades avoisinantes, de même que la foule encore plus grande des anonymes sans importance. Oubliées les sextines, personne ne psalmodiait les prières interminables. La Citadelle aurait pu passer pour morte sans le formidable rugissement ambiant indéfinissable de dizaines de milliers de gens gardant le silence. La lumière du jour tombait par les puits de lumière.

Frangin ne s’était jamais senti aussi seul. Le désert débordait de joie en comparaison. La veille au soir… la veille au soir, avec Lou-tsé, tout lui avait paru si clair. La veille au soir, il se sentait d’humeur à défier Vorbis, là, tout de suite. La veille au soir, il lui semblait avoir une chance. Tout était possible, la veille au soir. Voilà l’ennui, avec les veilles au soir. Elles sont toujours suivies de ces fichus matins.

Il atteignit d’un pas nonchalant le niveau des cuisines avant d’émerger dans le monde extérieur. Deux ou trois cuisiniers s’affairaient à préparer le repas cérémoniel – viande, pain et sel – mais ils ne lui prêtèrent aucune attention.

Il s’assit devant un des abattoirs. Il y avait, il le savait, une porte de service quelque part dans les parages. Sans doute que personne ne l’arrêterait, aujourd’hui, s’il décidait de sortir. Aujourd’hui, on allait plutôt s’occuper des indésirables qui chercheraient à entrer.

Il lui suffisait de partir. Le désert lui avait paru agréable, en dehors de la soif et de la faim. Saint Ongulent, avec sa folie et ses champignons, vivait exactement comme il fallait. Ce n’est pas grave de s’abuser soi-même du moment qu’on s’arrange pour ne pas le savoir et qu’on le fait bien. La vie était beaucoup plus simple, dans le désert.

Mais une dizaine de gardes se tenaient de faction près de la porte. Il leur trouva la mine patibulaire. Il regagna son siège, à l’abri des regards dans un renfoncement, et contempla les pavés d’un œil morne.

Si Om était en vie, il enverrait un signe, non ?

Une grille près des sandales de Frangin se souleva de quelques centimètres et glissa de côté. L’ex-novice fixa l’ouverture.

Une tête encapuchonnée apparut, fixa à son tour Frangin et disparut. On chuchota sous terre. La tête réapparut, suivie d’un corps. L’inconnu se hissa sur les pavés. Il repoussa son capuchon. Il fit à Frangin un sourire de connivence, se mit un doigt sur les lèvres puis, sans crier gare, se jeta sur lui dans une intention agressive.

Frangin boula sur les pavés et leva les mains frénétiquement en voyant luire une lame. Une main sale se plaqua sur sa bouche. Une lame de couteau forma une image dramatique et définitive dans la lumière…

« Non !

— Pourquoi donc ? On a dit qu’on commencerait par tuer tous les prêtres !

— Pas celui-là ! »

Frangin osa tourner les yeux de côté. La deuxième silhouette qui s’extrayait du trou portait elle aussi une robe sale, mais il n’y avait pas à se tromper sur la coiffure en hérisson.

« Tefervoir ? voulut-il dire.

— La ferme, toi, fit l’autre homme en lui appuyant le couteau sur la gorge.

— Frangin ? dit Tefervoir. Bé, vous êtes vivant ? »

Frangin regarda tour à tour son ravisseur puis Tefervoir d’un air éloquent, espéra-t-il, comme pour dire qu’il était prématuré de statuer sur ce point précis.

« Il est réglo, dit Tefervoir.

— Réglo ? C’est un prêtre !

— Mais il est de notre côté. Pas vrai, Frangin ? »

Frangin s’efforça d’opiner et songea : Je suis du côté de tout le monde. Ce serait bien si, pour une fois, on était du mien.