La main se décolla de sa bouche, mais le couteau garda le contact avec sa gorge. L’esprit de Frangin, d’ordinaire circonspect, réagit comme le vif-argent.
« La Tortue se meut ? » hasarda-t-il.
Le couteau se retira, manifestement à contrecœur.
« J’y fais pas confiance, dit l’homme. On devrait au moins le fourrer dans l’trou.
— Frangin est des nôtres, répéta Tefervoir.
— C’est vrai. C’est vrai, dit Frangin. C’est qui, les vôtres ? »
Tefervoir se pencha plus près.
« Comment elle va, votre mémoire ?
— Bien, hélas.
— Parfait. Parfait. Hum. Ce serait une bonne idée que vous restiez à l’abri, comprenez… on ne sait jamais ce qui peut arriver. Souvenez-vous de la Tortue. Té, évidemment que vous vous en souviendrez.
— Qu’est-ce qui peut arriver ? »
Tefervoir lui tapota l’épaule, ce qui rappela Vorbis à l’ex-novice. Vorbis, qui ne touchait personne dans sa tête, touchait beaucoup avec les mains.
« Bé, vaut mieux que vous ne sachiez pas ce qui se passe, dit Tefervoir.
— Mais je ne sais pas ce qui se passe, répliqua Frangin.
— Parfait. Continuez comme ça. »
Le costaud fit un geste avec son couteau vers les tunnels qui menaient dans la roche.
« On y va ou quoi ? » demanda-t-il.
Tefervoir lui courut après avant de s’arrêter un bref instant pour se retourner.
« Faites attention, dit-il. On a besoin de ce que vous avez dans la tête ! »
Frangin les regarda partir.
« Moi aussi », murmura-t-il.
Et il se retrouva une fois de plus tout seul.
Puis il songea : Doucement. Je ne suis pas obligé de rester ici. Je suis évêque. Je peux au moins regarder. Om est parti et le monde touche à sa fin, alors je peux au moins y assister.
Dans un claquement de sandales, Frangin se mit en marche vers le palais.
Les évêques, comme les fous, se déplacent en diagonale. Voilà pourquoi ils surgissent souvent là où le roi ne les attend pas.
« Espèce de pauvre crétin ! Ne va pas par là ! »
Le soleil culminait désormais au firmament. En fait, il devait même se coucher, si les théories d’Honorbrachios sur la vitesse de la lumière ne se fourvoyaient pas, mais en matière de relativité, le point de vue de l’observateur revêt une grande importance, et, du point de vue d’Om, l’astre du jour était une boule dorée dans un ciel d’un orange flamboyant.
Il se hissa en haut d’une nouvelle côte et contempla d’un œil trouble la Citadelle au loin. Dans son for intérieur, il entendait les voix moqueuses de tous les petits dieux.
Ils n’aimaient pas un dieu qui avait échoué. Ils n’aimaient pas ça du tout. Ils en éprouvaient de la déception. Ça leur rappelait la mortalité. On l’avait rejeté au cœur du désert, là où personne ne passerait. Jamais. Jusqu’à la fin du monde.
Il frissonna dans sa carapace.
Tefervoir et Fergmen suivaient négligemment les tunnels de la Citadelle d’une démarche prétendument dégagée qui, s’il y avait eu un curieux pour s’y intéresser, leur aurait valu dans la seconde une attention aussi vive qu’acérée. Mais les seules personnes présentes dans le voisinage avaient des tâches vitales à effectuer. Et puis ce n’était pas une bonne idée de trop détailler les gardes, ils risquaient de rendre la pareille.
D’après Simonie, Tefervoir avait donné son d’accord. Il n’en conservait pourtant guère le souvenir. Le sergent connaissait un moyen d’entrer dans la Citadelle, c’était commode. Et Tefervoir connaissait les systèmes hydrauliques. Bien. À présent il suivait ces tunnels à sec dans le cliquetis de sa ceinture d’outils. Il existait un rapport logique, mais un autre que lui l’avait fait, ce rapport.
Fergmen tourna un angle et s’arrêta devant une grande grille qui s’élevait du sol au plafond. Une grille très rouillée. Peut-être une ancienne porte : on devinait des gonds rouillés dans la pierre. Tefervoir fouilla les ténèbres des yeux entre les barreaux.
De l’autre côté, il distingua des tuyaux.
« Eurêka, dit-il.
— Vous allez prendre un bain, alors ? fit Fergmen.
— Faites donc le guet. »
Tefervoir choisit un pied-de-biche court dans sa ceinture et l’inséra entre la grille et la maçonnerie. Donnez-moi trente centimètres de bon acier et un mur où mon pied… prend… appui… – la grille s’écarta en grinçant puis sauta avec un claquement sourd de son logement – et je soulève le monde…
Il passa dans la longue salle noire et humide et lâcha un sifflement admiratif.
Personne n’avait entretenu les lieux depuis… disons le temps nécessaire pour que des gonds de fer se transforment en masse de rouille qui s’effrite, mais est-ce que tout ça fonctionnait encore ?
La tête levée, il contempla des pistons de fer et de plomb plus grands que lui et un enchevêtrement de tuyaux de l’épaisseur d’un homme.
Le souffle de dieu.
Le dernier ingénieur à connaître le fonctionnement du système avait sûrement péri sous la torture des années plus tôt.
Voire dès la mise en service. Tuer le créateur restait une méthode traditionnelle de protection d’un brevet.
Il identifia les leviers et, là, suspendus au-dessus de cavités ménagées dans le sol rocheux, les deux jeux de contrepoids. Quelques hectolitres d’eau devaient suffire à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Évidemment, il fallait la pomper, l’eau…
« Sergent ? »
Fergmen pointa son nez à l’entrée. Il avait l’air nerveux, comme un athée dans un orage.
« Quoi ? »
Tefervoir tendit le doigt.
« Il y a une grande tige métallique qui traverse le mur, là-bas, vous voyez ? Au bas de la chaîne de transmission ?
— La quoi ?
— Les grosses roues pleines de bosses ?
— Oh. Ouais.
— Où elle va, cette tige ?
— Chaispas. Y a l’grand manège de discipline de l’autre côté. »
Ah.
Le souffle de Dieu n’était rien d’autre, en définitive, que la sueur des hommes. Honorbrachios aurait goûté l’humour de la situation, se dit Tefervoir.
Il prit conscience d’un bruit qu’il entendait depuis son entrée dans la salle mais qui n’avait pas franchi la barrière de sa concentration. Un bruit métallique, faible, aux échos nombreux : des voix. Venant des tuyaux.
Le sergent, vu sa mine, les avait lui aussi entendues.
Tefervoir se colla l’oreille contre le métal. Impossible de distinguer les mots, mais le rythme religieux de l’ensemble était familier.
« C’est le service qui se déroule dans le temple, dit-il. Ça doit sûrement résonner sur les portes, et les tuyaux transmettent le son. »
Fergmen n’avait pas l’air rassuré.
« Pas de dieux derrière tout ça », traduisit Tefervoir. Il reporta son attention sur les tuyaux.
« Simple, le principe, fit-il davantage pour lui-même que pour Fergmen. L’eau, elle se déverse dans les réservoirs sur les poids et elle rompt l’équilibre. Une série de poids descend pendant que l’autre soulève la tige dans le mur. La masse de la porte est sans importance. Lorsque les poids du bas descendent, ces godets, ici, ils basculent et se vident de leur eau. Un mécanisme sûrement tout en douceur. Et un équilibre parfait au début comme à la fin du processus. Joliment conçu, té. »
Il vit la mine de Fergmen.
« L’eau, elle va et vient, et les portes, elles s’ouvrent, traduisit-il. Donc, tout ce qu’on a à faire, c’est attendre… C’est quoi, le signal, il a dit ?