— Ils vont souffler dans une trompette quand ils auront passé l’entrée principale, répondit un Fergmen ravi de se rendre utile.
— C’est ça. » Tefervoir étudia les poids et les réservoirs au-dessus. Les tuyaux de bronze, corrodés, suintaient.
« Mais vaudrait peut-être mieux s’assurer qu’on sait ce qu’on fait, reprit-il. Il faut sans doute une ou deux minutes avant que les portes, elles commencent à bouger. » Il farfouilla sous sa robe et sortit un objet qui rappela beaucoup à Fergmen un instrument de torture. Tefervoir dut le sentir car il expliqua très lentement et obligeamment : « C’est une clé à mo-let-te.
— Ah oui ?
— Que ça vous dévisse tout. Les burettes… »
Fergmen opina d’un air pitoyable.
« Ah oui ? répéta-t-il.
— … là, c’est de l’huile pénétrante.
— Ah, bien.
— Faites-moi la courte échelle, vous voulez ? Ça va me prendre du temps de décrocher la timonerie jusqu’à la soupape, alors autant commencer. » Tefervoir se hissa dans l’antique machinerie tandis qu’au-dessus la cérémonie se poursuivait, monotone.
Plhatah Je-m’tranche-la-main était pour les nouveaux prophètes. Et même pour la fin du monde s’il pouvait y gagner le droit de vendre des statues religieuses, des icônes à prix cassés, des confiseries rances, des dattes en fermentation et des olives putrescentes en bâtonnets aux foules de badauds.
Ce qui suit est son témoignage. Il n’y eut jamais de Livre du prophète Frangin, mais un scribe qui ne manquait pas d’initiative, durant ce qu’on allait appeler la Rénovation, rassembla quelques notes, et voici ce que Plhatah eut à dire :
« I. Je m’tenais près de la statue d’Ossaire, voyez, quand je remarque Frangin juste à côté de moi. Tout le monde l’évitait vu que c’était un évêque et qu’on risque gros quand on bouscule un évêque.
» II. J’y dis : Salut, ma seigneurie, et j’lui offre un yaourt quasiment gratuit.
» III. Il me répond : Non.
» IV. J’lui dis : C’est très sain, c’est vivant.
» V. Il me dit qu’oui, il voit ça.
» VI. Il quittait pas les portes des yeux. C’était à peu près au moment du troisième gong, voyez, alors on savait tous qu’on avait encore des heures à attendre. L’avait pas l’air dans son assiette, pourtant il avait pas mangé le yaourt, quoique je reconnais qu’il refoulait un peu, le yaourt, surtout avec la chaleur qu’y faisait. Disons qu’il était plus vivant que d’habitude. J’veux dire, fallait que j’y tape dessus à tout bout d’champ avec une cuiller pour l’empêcher de sortir du… D’accord. J’expliquais juste le coup du yaourt. Oui, d’accord. Enfin quoi, vous voulez y mettre un peu de couleur, non ? Ils aiment ça, les lecteurs, quand y a un peu de couleur. C’était vert.
» VII. Il restait là, les yeux fixes. Alors j’y dis : Y a quelque chose qui va pas, mon révérend ? Sur quoi il condescend à m’répondre : Je l’entends pas. De qui vous causez ? je demande. Et il me répond : S’il était là, il m’enverrait un signe.
» VIII. Y a pas une once de vérité dans la rumeur qui dit que je m’suis sauvé à ce moment-là. C’était uniquement la pression de la foule. J’ai jamais été l’ami de la Quisition. Je leur ai p’t-être vendu à manger, mais j’ies ai toujours fait payer plus cher.
» Bon, bref, le v’là alors qui force le cordon de gardes qui retenait la foule et il s’arrête face à la porte. Les gardes, eux, savaient pas trop comment s’y prendre avec un évêque. Et je l’entends dire un truc du genre : Je t’ai emmené dans le désert, j’ai cru toute ma vie, accorde-moi au moins ça.
» Un truc dans ce goût-là, toujours bien. Un peu de yaourt ? En promotion. En bâtonnet. »
Om franchit un muret couvert de lierre en saisissant des vrilles dans son bec et en se hissant à la force des muscles du cou. Puis il dégringola de l’autre côté. La Citadelle restait toujours aussi loin.
L’esprit de Frangin flamboyait comme un fanal dans celui d’Om. Il existe une tendance à la folie chez qui partage des moments privilégiés avec les dieux, et elle animait désormais le jeune homme.
« C’est trop tôt ! hurla Om. Il te faut des adeptes ! Tu ne peux pas être seul ! Tu n’y arriveras pas tout seul ! Tu dois d’abord trouver des disciples ! »
Simonie se retourna pour regarder la Tortue sur toute sa longueur. Trente hommes se tenaient tapis sous la carapace d’un air craintif.
Un caporal salua.
« L’aiguille est au point voulu, sergent. »
Le sifflet de cuivre stridula.
Simonie empoigna les cordes de direction. Voilà à quoi devrait ressembler la guerre, se dit-il. Plus d’incertitude sur le sort des armes. Quelques autres Tortues comme celle-ci et plus jamais personne ne se battrait.
« Attention », fit-il.
Il tira énergiquement sur le grand levier.
Le métal friable se brisa net dans sa main.
Donnez-moi un levier assez long et je soulève le monde. Ce sont les leviers douteux qui posent un problème.
Dans les profondeurs de la plomberie clandestine du temple, Tefervoir referma solidement les mâchoires de sa clé sur un tuyau de bronze et entreprit de dévisser prudemment l’écrou. Qui résista. Il changea de position et grogna tandis qu’il forçait davantage.
Dans un triste petit bruit métallique, le tuyau se tordit… et céda.
De l’eau jaillit et le frappa en pleine figure. Il lâcha son outil et tenta d’endiguer la fuite avec les doigts, mais l’eau lui coula autour des mains et dévala en gargouillant le conduit vers un des poids.
« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! cria-t-il.
— Quoi ? fit Fergmen en dessous.
— Arrêtez l’eau.
— Comment ?
— Le tuyau, il est cassé !
— C’est ce qu’on voulait faire, je croyais ?
— Pas encore !
— Criez pas comme ça, monsieur ! Y a des gardes dans l’coin ! »
Tefervoir laissa l’eau se déverser un moment, le temps de se débarrasser tant bien que mal de sa robe. Puis il enfonça le tissu détrempé dans le tuyau. Le bouchon de fortune fut recraché avec force, alla claquer avec un bruit mouillé contre l’entonnoir de plomb et glissa le long de la paroi jusqu’à bloquer le tube qui menait aux poids. L’eau s’accumula à sa suite puis déborda par terre.
Tefervoir jeta un coup d’œil au poids. Il n’avait pas commencé à bouger. Il se détendit un peu. Maintenant, à condition qu’il reste assez d’eau pour faire tomber le poids…
« Vous deux, là… bougez pas. »
Il tourna la tête, l’esprit engourdi.
Un costaud en robe noire se dressait dans l’entrée endommagée. Derrière lui, un garde brandissait une épée éloquente.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Tefervoir n’hésita qu’un instant.
Il eut un geste avec sa clé à molette.
« Ben, c’est l’point d’attache, dame, fit-il. Z’avez une fuite comac au point d’attache. Pas croyab’ que ça tienne. »
L’homme pénétra dans la salle. Il fixa un moment Tefervoir d’un regard aussi noir qu’indécis puis leva la tête vers le tuyau bouillonnant. Avant de revenir à Tefervoir.
« Mais vous n’êtes pas… » commença-t-il.
Il pivotait lorsque Fergmen frappa violemment le garde avec un tronçon de tuyau. Lorsqu’il se retourna à nouveau, la clé de Tefervoir le percuta en plein dans le ventre. L’apprenti philosophe n’était pas une force de la nature, mais la clé était longue et le principe bien connu du levier fit le reste. L’homme se plia en deux puis s’affaissa en arrière contre un des poids.
Ce qu’il advint ensuite se déroula comme au ralenti. Le diacre Cuspide s’agrippa au poids pour se soutenir. Le poids s’enfonça, lourdement, la masse du diacre s’ajoutant à celle de l’eau. L’homme s’agrippa plus haut. Le poids s’enfonça davantage, disparut sous le bord de la fosse. Cuspide chercha à se rétablir à nouveau, mais cette fois il n’avait rien à quoi s’accrocher et il bascula sur le poids qui chutait. Tefervoir vit son visage levé vers lui tandis que le poids filait dans les ténèbres.