Un levier pouvait soulever le monde. Pas de doute, il l’avait drôlement soulevé pour le diacre Cuspide. Il l’avait mis hors de sa portée.
Fergmen, debout au-dessus du garde, brandissait son tuyau.
« Je l’connais, celui-là, dit-il. J’vais lui flanquer un…
— Surtout pas !
— Mais… »
Au-dessus d’eux une transmission se mit en branle dans un bruit métallique. On entendit au loin grincer du bronze contre du bronze.
« Faut s’esbigner d’ici, dit Tefervoir. Seuls les dieux savent ce qui se passe là-haut. »
Et les coups plurent sur la carapace de la Tortue Mobile immobile.
« Merde ! Merde ! Merde ! braillait Simonie en tapant encore dessus. Avance ! Je t’ordonne d’avancer ! Tu comprends donc pas l’éphébien ! Avance ! »
La machine immobile lâcha de la vapeur et refusa de bouger.
Et Om se hissa au sommet de la pente d’une petite colline. On en était donc là. Il ne lui restait qu’un moyen d’atteindre la Citadelle désormais.
Une chance sur un million, avec de la veine.
Et Frangin se tenait devant les portes gigantesques, indifférent à la foule et aux marmonnements des gardes.
La Quisition pouvait arrêter n’importe qui, mais les gardes ne savaient pas trop ce qu’il en coûtait d’appréhender un archevêque, surtout un archevêque aussi récemment promu par le prophète.
Rien qu’un signe, songea Frangin dans la solitude de ses pensées.
Les portes tremblèrent et pivotèrent lentement.
Frangin s’avança. Il n’était pas entièrement conscient maintenant, n’obéissait à aucune logique accessible au commun des mortels. Il ne restait plus en lui qu’une petite étincelle encore capable de constater l’état de son esprit et de penser : Voilà peut-être ce que les grands prophètes ont éprouvé en permanence.
Les milliers de fidèles présents dans le temple jetaient des coups d’œil circulaires, en pleine confusion. Les chœurs des cémois inférieurs suspendirent leur psalmodie. Frangin remonta l’allée, seul être animé d’un objectif dans la cohue soudain ahurie.
Vorbis se dressait au centre du temple sous la voûte du dôme. Des gardes se précipitèrent vers Frangin, mais Vorbis leva la main en un geste à la fois aimable et péremptoire.
Frangin embrassa alors la scène du regard. Il reconnut le bourdon d’Ossaire, la cape d’Abbysse, les sandales de Céna. Et, soutenant le dôme, les statues massives des quatre premiers prophètes. Il ne les avait jamais vues. Il en avait entendu parler chaque jour de son enfance.
Et à quoi rimaient-elles aujourd’hui ? Elles ne rimaient à rien. Plus rien n’avait de sens si Vorbis était prophète. Plus rien n’avait de sens si le cénobiarche se réduisait à un individu qui n’avait entendu dans l’intimité de son crâne que ses propres pensées.
Il eut conscience que le geste de Vorbis n’avait pas seulement retenu les gardes qui pourtant l’entouraient comme une haie. Il avait aussi imposé le silence à l’ensemble du temple. Un silence que le prélat rompit.
« Ah. Mon cher Frangin. Nous t’avons cherché en vain. Et maintenant, même toi, tu es là… »
Frangin s’arrêta à quelques pas. La force de… il ne savait quoi… qui l’avait poussé à franchir les portes s’était dissipée.
Tout ce qui restait désormais, c’était Vorbis.
Souriant.
Ce qui dans son cerveau restait en mesure de réfléchir songea : Tu ne peux rien dire. Personne n’écoutera. Personne ne s’intéressera à tes histoires. Tu auras beau raconter ce que tu sais sur Éphèbe, le frère Colvert et le désert. Ce ne sera pas fondamentalement vrai.
Fondamentalement vrai. Voilà ce qu’est le monde, et Vorbis l’habite.
« Ça ne va pas ? demanda celui-ci. Tu veux dire quelque chose ? »
Les yeux entièrement noirs emplissaient l’univers comme deux gouffres.
L’esprit de Frangin renonça et son corps prit le relais. Il lui fit ramener la main en arrière et la lever, indifférent à la ruée soudaine des gardes.
Il vit Vorbis tendre la joue et sourire.
Frangin s’arrêta et baissa la main.
« Non, je ne le ferai pas », dit-il.
Il vit alors, pour la première et unique fois, Vorbis en proie à une rage sincère. Il avait déjà connu en plusieurs occasions le diacre en colère, mais il s’agissait alors d’une colère régie par le cerveau qui pouvait l’allumer ou l’éteindre en fonction des besoins. La rage présente était différente, il ne la maîtrisait pas. Et son visage la trahit l’espace d’une seconde.
Alors que les mains des gardes se refermaient sur Frangin, Vorbis s’avança et lui tapota l’épaule. Il le fixa un instant dans les yeux et ordonna d’une voix douce :
« Rossez-le jusqu’à son avant-dernier souffle et gardez-lui le dernier pour le moment où vous le brûlerez. »
Un cémoi voulut parler mais se retint à la vue de la tête de Vorbis.
« Exécution ! »
Un monde de silence. Aucun bruit à cette altitude, hormis la course précipitée du vent dans les plumes.
À cette altitude, le monde est circulaire, bordé d’un ruban de mer. Le panorama s’étend d’un horizon à l’autre, le soleil est plus proche.
Et pourtant, les yeux fixés en bas, en quête de formes…
… en bas, dans les terres cultivées à la limite du désert…
… sur une petite colline…
… un minuscule dôme mobile, ridiculement exposé…
Pas d’autre bruit que la course précipitée dans les plumes tandis que l’aigle ramène ses ailes pour piquer comme une flèche et que le monde tournoie autour de la petite forme mobile, point de mire de toute l’attention du rapace. Il se rapproche et…
… tend les serres…
… les referme…
… et remonte…
Frangin ouvrit les yeux.
Son dos souffrait tout bonnement le martyre. Le jeune homme l’endurait pourtant, car il savait depuis longtemps se déconnecter de la douleur.
Mais il était étendu sur une surface, les membres écartés et enchaînés à quelque chose qu’il ne voyait pas. Le ciel au-dessus. La façade imposante du temple d’un côté.
En tournant un peu la tête, il aperçut la foule silencieuse. Et le métal brun de la tortue de fer. Il sentit de la fumée.
On lui serrait les chaînes de la main. Il jeta un coup d’œil à l’inquisiteur. Voyons, qu’est-ce qu’il devait dire, déjà ? Ah, oui.
La Tortue se meut ? » marmonna-t-il.
L’homme soupira.
« Pas celle-ci, l’ami », dit-il.
Le monde tournoyait sous Om tandis que l’aigle gagnait l’altitude requise pour briser une carapace, et la terreur existentielle de la tortue d’avoir perdu le contact avec le plancher des vaches harcelait l’esprit du dieu. En même temps que les pensées de Frangin, claires et brillantes à l’approche de la mort…
Je suis sur le dos, je chauffe et je vais mourir…
Doucement, doucement. Concentre-toi, concentre-toi. Il va me lâcher d’une seconde à l’autre…
Om sortit son long cou décharné, étudia l’organisme juste au-dessus de lui, détermina ce qu’il espérait le point adéquat, plongea le bec dans les plumes brunes entre les pattes et le referma énergiquement.