À gauche à gauche à gauche en haut en haut à gauche à droite un peu en haut à gauche…
La masse de métal sous Frangin émettait une chaleur de plus en plus désagréable.
« Il vient », dit-il.
Vorbis agita la main vers la haute façade du temple. « Les hommes ont bâti ceci. Nous l’avons bâti. Et qu’est-ce qu’il a fait, Om ? Om vient ? Qu’il vienne donc ! Qu’il juge entre nous deux !
— Il vient, répéta Frangin. Le dieu. »
On leva la tête avec appréhension. Le monde connut cette seconde fugitive où il retient son souffle et, contre toute logique, attend un miracle.
… en haut à gauche maintenant, quand je dis trois, un, deux, TROIS…
« Vorbis ? croassa Frangin.
— Quoi ? cracha le diacre.
— Vous allez mourir. »
Ce fut tout juste un murmure, mais il rebondit sur les portes de bronze et se propagea sur la place…
La foule se sentit mal à l’aise sans trop savoir pourquoi.
L’aigle traversa la place comme une flèche, si bas que les badauds rentrèrent brusquement la tête. Puis il passa par-dessus le toit du temple et décrivit une courbe vers les montagnes. Les badauds se détendirent. Ce n’était qu’un aigle. Là, l’espace d’une seconde fugitive…
Nul ne vit le tout petit point qui tombait du ciel en tournoyant sur lui-même.
Il ne faut pas mettre sa foi dans les dieux. Mais on peut croire aux tortues.
Dans la tête de Frangin, une sensation de vent sifflant aux oreilles, et une voix…
…ohmerdemerdemerdeausecoursarghnonnonarghrnerdenonnonargh…
Même Vorbis se ressaisit. L’espace d’une seconde fugitive, lorsqu’il avait vu l’aigle… Mais non…
Il tendit les bras et offrit au ciel un sourire béat.
« Navré », dit Frangin.
Deux ou trois personnes qui avaient bien observé Vorbis racontèrent par la suite que son expression eut juste le temps de changer avant qu’un kilo de tortue, chutant à trois mètres par seconde, le percute entre les deux yeux.
Une révélation.
Laquelle n’est jamais sans conséquences sur les spectateurs. Pour commencer, ils croient de tout leur cœur.
Frangin eut conscience de pieds qui gravissaient les marches quatre à quatre et de mains qui tiraient sur les chaînes.
Puis une voix :
1. Il est à moi.
Le grand dieu s’éleva au-dessus du temple, se gonfla et se transforma à mesure que la croyance de milliers de fidèles se répandait en lui. On reconnaissait des formes d’hommes à tête d’aigle, des formes de taureaux, de cornes d’or, mais elles s’enchevêtraient, flambaient et fusionnaient.
Quatre éclairs de feu jaillirent en bourdonnant du nuage et firent sauter les chaînes qui entravaient Frangin.
2. Il est cénobiarche et prophète des prophètes.
La voix de la théophanie grondait depuis les montagnes lointaines.
3. Des objections ? Non ? Parfait.
Le nuage s’était à présent condensé en une silhouette d’or miroitant aussi grande que le temple. Elle se pencha jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’à quelques pas de Frangin et dit dans un murmure qui tonna à travers toute la place :
4. Ne t’inquiète pas. Ce n’est que le début. Toi et moi, petit ! Les hommes vont comprendre ce que ça veut vraiment dire, les pleurs et les grincements de dents.
Un autre trait de feu jaillit et frappa les portes du temple. Elles se refermèrent en claquant, puis le bronze chauffé à blanc fondit, effaçant les commandements séculaires.
5. Et maintenant, prophète ?
Frangin se mit debout, les jambes flageolantes. Tefervoir le soutint par un bras et Simonie par l’autre.
« Mm ? » fit-il d’une voix pâteuse.
6. Tes commandements ?
« Je croyais qu’ils venaient de toi normalement, dit Frangin. Je ne sais pas si je peux en trouver comme ça… »
Le monde attendit.
« Bé, qu’est-ce que vous dites de “Pense par toi-même” ? proposa Tefervoir en fixant la manifestation divine avec une fascination horrifiée.
— Non, dit Simonie. Plutôt un truc du genre : “La cohésion sociale est la clé du progrès.”
— Peux pas dire que ça coule de source, objecta Tefervoir.
— Si ça peut vous aider, lança Plhatah Je-m’tranche-la-main depuis la foule, quelque chose en faveur de l’industrie des plats cuisinés, ça ferait pas d’mal.
— Pas tuer les gens. Ça nous irait, ça, dit un autre.
— Té, ce serait un bon début », approuva Tefervoir.
Ils regardèrent l’Élu. Frangin se libéra de leur étreinte d’une secousse et se tint debout tout seul, en vacillant un peu.
« No-on, dit-il. Non. Je pensais la même chose avant, mais ça ne marcherait pas. Pas vraiment. »
Maintenant, songeait-il. Maintenant, uniquement. Un instant dans l’histoire. Pas demain, ni le mois prochain, ce sera toujours trop tard si ce n’est pas maintenant.
Ils le regardaient.
« Allons, fit Simonie. Qu’est-ce qui vous gêne là-dedans ? Y a rien à dire à ça.
— Difficile d’expliquer, répondit Frangin. Mais je crois que ça concerne la façon dont les hommes devraient se conduire. Je crois… qu’on devrait faire les choses parce qu’elles sont justes. Et non parce que les dieux l’ont commandé. Ils pourraient donner le commandement contraire à un autre moment.
7. Moi, j’aime bien celui de ne pas tuer, intervint Om loin dans le ciel.
8. Ça sonne bien. Dépêche-toi, faut que j’aille châtier quelques pays de ma colère divine.
« Tu vois ? dit Frangin. Non. Plus question de châtier qui que ce soit. Plus de commandements sauf si tu leur obéis aussi. »
Om cogna sur le toit du temple.
9. Tu me donnes des ordres ? Ici ? MAINTENANT ? À MOI ?
« Non. Je demande. »
10. C’est pire que donner des ordres !
« Tout marche dans les deux sens. »
Om cogna encore sur son temple. Un mur s’effondra. Ceux de la foule paniquée qui n’avaient pas réussi à fuir la place redoublèrent d’efforts.
11. Il faut des châtiments ! Sinon il n’y a pas d’ordre !
« Non. »
12. Je n’ai pas besoin de toi ! J’ai assez de fidèles à présent !
« Mais uniquement à travers moi. Et peut-être pas pour longtemps. Tout recommencera. Ça s’est déjà produit. Ça se produit tout le temps. Voilà pourquoi les dieux meurent. Ils ne croient jamais aux hommes. Mais tu as une chance. Tout ce que tu dois faire, c’est… croire. »
13. Quoi ? Écouter des prières débiles ? Surveiller les petits enfants ? Faire pleuvoir ?
« De temps en temps. Pas toujours. Tu pourrais passer un marché. »
14. UN MARCHÉ ! Je ne marchande pas ! Pas avec des humains !
« Négocie avec eux maintenant, dit Frangin. Tant que tu en as l’occasion. Sinon, un de ces jours tu devras négocier avec Simonie ou un autre dans son genre. Ou avec Tefervoir ou un autre dans son genre à lui. »
15. Je pourrais te réduire en miettes.
« Oui. Je suis entièrement en ton pouvoir. »
16. Je pourrais t’écraser comme un œuf !
« Oui. »
Om marqua un temps. Puis il reprit :
17. Tu ne peux pas te servir de la faiblesse comme d’une arme.