— LE JUGEMENT.
— Oui, oui, évidemment. »
Vorbis voulut se concentrer. Impossible. Il sentait sa certitude le fuir. Une certitude qui ne lui avait jamais fait défaut jusque-là.
Il hésita, comme lorsqu’on ouvre la porte d’une salle qu’on connaît bien et qu’on n’y découvre plus qu’un puits sans fond. Les souvenirs étaient toujours là. Il les sentait. Ils gardaient leur forme initiale. Seulement, il n’arrivait pas à se rappeler en quoi ils consistaient. Il y avait eu une voix… Il y avait bien eu une voix, non ? Mais il ne retrouvait que le bruit de ses propres pensées qui lui rebondissait à l’intérieur du crâne.
Il lui fallait maintenant traverser le désert. Qu’avait-il à craindre… ?
Le désert, c’est ce qu’on croit.
Vorbis regarda en lui. Et regarda encore. Il s’affaissa à genoux.
« VOUS ÊTES OCCUPÉ, À CE QUE JE VOIS, dit la Mort.
— Ne me laissez pas ! C’est tout vide ! »
La Mort inspecta le désert tout autour. Il claqua des doigts, et un grand cheval blanc s’approcha au trot.
« JE VOIS CENT MILLE PERSONNES, dit-il en sautant en selle.
— Où ça ? Où ça ?
— ICI. AVEC VOUS.
— Je ne les vois pas ! »
La Mort rassembla les rênes.
« ELLES Y SONT QUAND MÊME », dit-il. Son cheval trotta sur quelques pas.
« Je ne comprends pas ! » s’écria Vorbis.
La Mort s’arrêta. « VOUS CONNAISSEZ PEUT-ÊTRE L’EXPRESSION : L’ENFER, C’EST LES AUTRES ?
— Oui. Oui, évidemment. »
La Mort hocha la tête. « AVEC LE TEMPS, fit-il, VOUS VOUS APERCEVREZ QUE C’EST FAUX. »
Les premiers bateaux s’échouèrent sur les hauts-fonds, et les troupes sautèrent jusqu’aux épaules dans le ressac.
Nul ne savait avec précision qui dirigeait la flotte. La plupart des pays côtiers se détestaient les uns les autres, non pour des raisons personnelles mais par une espèce de tradition historique. Par ailleurs, fallait-il vraiment qu’on les dirige ? Tout le monde savait où se trouvait Omnia. Aucun des pays en présence ne détestait ses alliés autant qu’Omnia. Aujourd’hui, Omnia devait… cesser d’exister.
Le général Argavisti d’Éphèbe s’estimait responsable de l’opération car, même s’il ne commandait pas le gros de la flotte, il vengeait l’attaque d’Éphèbe. Mais l’impériator Borvorius de Tsort savait que c’était lui, le responsable, parce que les vaisseaux tsortiens dépassaient tous les autres en nombre. Et l’amiral Rham-ap-Efan du Jolhimôme se prenait, lui, pour le chef, parce qu’il fallait toujours qu’il joue au chef. Le seul capitaine à ne pas s’imaginer commandant de la flotte, c’était Fissa Benj, un pêcheur d’une toute petite nation de nomades des marais dont les autres pays ignoraient complètement l’existence, pêcheur dont le petit esquif de roseau s’était trouvé sur la route de l’armada qui l’avait alors entraîné. Comme sa tribu croyait qu’il n’existait que cinquante et une personnes au monde, qu’elle adorait une salamandre géante, qu’elle parlait sa langue propre incompréhensible au reste de l’humanité et qu’elle n’avait encore jamais vu de métal ni de feu, il arborait la majeure partie du temps un grand sourire hébété.
Visiblement, ils avaient atteint un rivage, non pas un bon rivage de vase et de roseaux mais de tous petits grains minéraux. Il tira son embarcation de roseau au sec sur le sable et s’assit pour regarder d’un œil intéressé ce que les hommes en chapeaux emplumés et vestes en écailles de poisson brillantes allaient faire ensuite.
Le général Argavisti passa la plage en revue.
« Ils ont dû nous voir arriver, dit-il. Alors pourquoi nous laissent-ils établir une tête de pont, peuchère ? »
Une brume de chaleur tremblotait au-dessus des dunes. Un point apparut, qui grossissait et se rétractait dans l’atmosphère miroitante.
D’autres troupes débarquèrent en masse.
Le général Argavisti se protégea les yeux du soleil.
« Un type là-bas, dit-il.
— Peut-être un espion, fit Borvorius.
— Vois pas comment il serait un espion dans son propre pays. Et puis, quand bien même, il se camouflerait. Que c’est à ça qu’on les reconnaît, les espions. »
La silhouette s’était arrêtée au pied des dunes. Quelque chose en elle attirait l’œil. C’était normal quand il s’agissait d’armées ennemies comme en avait maintes fois affronté Argavisti. Une silhouette solitaire qui attendait patiemment, non. Il s’aperçut qu’il n’arrêtait pas de tourner la tête pour la regarder.
« Porte quelque chose, dit-il enfin. Sergent ? Ramenez-moi cet homme. »
Au bout de quelques minutes, le sergent s’en revint.
« Dit qu’il veut vous rencontrer au milieu de la plage, mon général, rapporta-t-il.
— Vous ai pas dit de me le ramener ?
— Veut pas venir, mon général.
— Vous avez une épée, non ?
— Bé oui, mon général. L’ai chatouillé un semblant, mais l’a pas voulu bouger, mon général. Et il porte un cadavre, mon général.
— Sur un champ de bataille ? Ce n’est pas une auberge où on vient avec ses provisions, vous savez.
— Et… mon général ?
— Quoi ?
— Dit qu’il est sûrement le cénobiarche, mon général. Veut discuter d’un traité de paix.
— Ah oui ? Un traité de paix ? On les connaît, les traités de paix avec Omnia. Allez lui dire… Non. Prenez deux hommes et ramenez-le-moi. »
Frangin s’en vint entre les soldats au milieu du tohu-bohu organisé du camp. Je devrais avoir peur, songeait-il. J’avais toujours peur à la Citadelle. Mais plus maintenant. J’ai dépassé la peur, je suis de l’autre côté.
Un des soldats lui donnait de temps en temps une poussée. Ça ne se fait pas qu’un ennemi entre librement dans un camp, même de son plein gré.
On le conduisit devant une table sur tréteaux derrière laquelle siégeaient une demi-douzaine de gros hommes en tenues militaires diverses et un petit individu au teint olivâtre qui vidait un poisson et lançait à tout le monde un sourire encourageant.
« Bon, hé bé, fit Argavisti, cénobiarche d’Omnia, hé ? »
Frangin laissa tomber le corps de Vorbis sur le sable. Les regards des hommes derrière la table suivirent la chute.
« Té, je le connais… dit Borvorius. Vorbis ! On a fini par le tuer, hé ? Tu vas arrêter de vouloir me vendre du poisson, toi ? Quelqu’un sait qui est ce type ? ajouta-t-il en montrant Fissa Benj.
— C’est une tortue, dit Frangin.
— Ah bon ? Me surprend pas. Jamais fait confiance à ces bêtes-là, toujours à ramper en douce. Écoute, toi, pas de poisson, j’ai dit ! Il n’est pas de chez moi, ça je le sais. Il est de chez vous ? »
Argavisti agita une main irritée. « Qui t’envoie, petit ?
— Personne. Je suis venu tout seul. Mais on pourrait dire que je viens du futur.
— Tu es un philosophe ? Où elle est, ton éponge ?
— Vous venez faire la guerre à Omnia. Ce n’est pas une bonne idée.
— Té, du point de vue d’Omnia, c’est sûr.
— Du point de vue de tout le monde. Vous nous vaincrez sûrement. Mais sans nous vaincre tous. Et après, qu’est-ce que vous ferez ? Vous laisserez une garnison ? Éternellement ? Et une nouvelle génération finira par se venger. Les raisons de votre invasion ne voudront rien dire pour elle. Vous serez les oppresseurs. Elle se battra. Elle risque même de gagner. Et il y aura une autre guerre. Et un jour on demandera : Pourquoi ils ne se sont pas arrangés à l’époque ? Sur la plage. Avant que tout commence. Avant tous ces morts. On en a aujourd’hui l’occasion. Une chance, non ? »