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« Évidemment, il va se rendre à Éphèbe, dit un masque. Il ne va pas s’en priver. Il va lui falloir endiguer le fleuve de la vérité à la source.

— Nous devons écoper tout ce que nous pouvons, alors, fit un autre masque.

— Il faut tuer Vorbis !

— Pas à Éphèbe. Le moment venu, il faudra que ça se passe ici. Ainsi tout le monde saura. Quand nous serons assez forts.

— Serons-nous un jour assez forts ? » demanda un masque. Celui qui le portait se faisait craquer nerveusement les doigts.

« Même les paysans savent que quelque chose va mal. On n’arrête pas la vérité. Endiguer le fleuve de la vérité ? Il reste quand même de grosses fuites. N’avons-nous pas découvert le sort de Colvert ? Hah ! Tué à Éphèbe, d’après Vorbis.

— L’un de nous doit aller à Éphèbe sauver le Maître. S’il existe vraiment.

— Il existe. Son nom figure sur le livre.

— Honorbrachios. Un nom curieux. Il signifie Bras-d’honneur, vous savez.

— Ils doivent l’honorer à Éphèbe.

— Il faut le ramener chez nous si possible. Ainsi que le Livre. »

Un des masques paraissait hésitant. Ses doigts craquèrent à nouveau.

« Mais est-ce que le peuple se rassemblera derrière… un livre ? Il faut au peuple davantage qu’un livre. Ce sont des paysans. Ils ne savent pas lire.

— Mais ils peuvent écouter !

— Quand même… il faut leur montrer… Ils ont besoin d’un symbole…

— Nous en avons un ! »

Instinctivement, chaque silhouette masquée se tourna pour regarder le dessin sur le mur, indistinct dans la lumière du feu mais gravé dans leur esprit. Ils contemplaient la vérité, laquelle impressionne souvent.

« La Tortue se meut !

— La Tortue se meut !

— La Tortue se meut ! »

Le chef hocha la tête.

« Et maintenant, dit-il, nous allons tirer au sort… »

Le grand dieu Om déchargeait son courroux, ou du moins s’y efforçait avec ardeur. Il y a une limite au courroux qu’on peut décharger à deux doigts au-dessus du sol, et il l’avait atteinte.

Il maudit en silence un scarabée, ce qui revient à jeter de l’eau dans une mare. D’ailleurs, sa malédiction n’obtint aucun effet apparent. Le scarabée s’éloigna d’un pas égal.

Il maudit un melon jusqu’à la huitième génération, mais rien ne se produisit. Il essaya une épidémie de furoncles. Le melon resta le même et se contenta de mûrir un peu.

Il traversait provisoirement une mauvaise passe, alors le monde entier croyait pouvoir en profiter. Eh bien, quand Om retrouverait son aspect et son pouvoir d’antan, se dit-il, des mesures seraient prises. Les tribus des scarabées et des melons allaient regretter d’avoir jamais été créées. Et des horreurs allaient frapper tous les aigles. Et… et un commandement sacré imposerait la culture intensive de la laitue…

Lorsque le gros garçon s’en revint en compagnie de l’homme à la peau cireuse, le grand dieu Om n’avait plus la tête aux amabilités. Et puis, du point de vue d’un œil de tortue, même l’être humain le plus séduisant se résume à deux pieds, une tête pointue au loin et, quelque part là-haut, une paire de narines.

« C’est quoi, ça ? gronda-t-il.

— C’est frère Nonroid, répondit Frangin. Maître des novices. Il est très important.

— Je t’ai pourtant dit de ne pas m’amener un vieux pédéraste plein de graisse ! lui cria la voix dans sa tête. Pour cette faute, tes yeux seront embrochés sur des lances de feu ! »

Frangin s’agenouilla.

« Je ne peux pas m’adresser au grand prêtre, dit-il aussi patiemment qu’il put. Les novices ne sont même pas admis dans le grand temple, sauf cas exceptionnel. Si j’étais pris, la Quisition me ferait passer le goût de mon inconduite. C’est la loi.

— Bougre d’idiot ! » brailla la tortue.

Nonroid jugea le moment venu d’entrer en scène.

« Novice Frangin, dit-il, pour quelle raison parles-tu à une tortue de rien du tout ?

— Parce que… » Frangin marqua un temps. « Parce qu’elle me parle… non ? »

Frère Nonroid baissa les yeux sur la petite tête borgne qui pointait son nez hors de la carapace.

C’était à tout prendre un brave homme. De temps en temps des diables et des démons lui glissaient des pensées troublantes dans le crâne, mais il veillait à ce qu’elles y restent et ne méritait franchement pas le qualificatif dont l’avait affublé la tortue, qualificatif qu’il aurait associé à des histoires de pieds s’il l’avait entendu. Il avait aussi parfaitement conscience qu’on pouvait capter des voix attribuées à des démons et parfois à des dieux. Les tortues, c’était nouveau. À cause de cela, il s’inquiétait pour Frangin qu’il avait toujours considéré comme un aimable empoté qui faisait sans rechigner tout ce qu’on lui demandait. Évidemment, nombre de novices se portaient volontaires pour nettoyer les fosses d’aisance et les cages des taureaux, en vertu de la croyance curieuse que la sainteté et la piété exigent de patauger jusqu’aux genoux dans la merde. Frangin, lui, ne s’était jamais porté volontaire ; seulement, si on lui confiait une tâche, il s’en acquittait, non pas pour impressionner, mais tout bonnement parce qu’on l’en avait chargé. Et voilà qu’il parlait aux tortues.

« Frangin, je dois te dire, je pense, qu’elle ne parle pas, fit Nonroid.

— Vous ne l’entendez pas ?

— Je ne l’entends pas, Frangin.

— Elle m’a dit qu’elle était… » Le novice hésita. « Elle m’a dit qu’elle était le grand dieu. » Il tressaillit. Grand-mère l’aurait frappé avec quelque chose de lourd, cette fois.

« Ah. Eh bien, tu vois, Frangin, fit frère Nonroid dont la figure se contracta un peu, ce genre de phénomène se produit parfois chez les jeunes gens nouvellement appelés dans l’Église. J’irais jusqu’à dire que tu as entendu la voix du grand dieu lorsque tu as été appelé, non ? Mmm ? »

Les métaphores restaient lettre morte pour Frangin. Il se souvenait avoir entendu la voix de sa grand-mère. Il avait moins été appelé qu’envoyé. Mais il opina tout de même.

« Et dans ton… enthousiasme, tu as cru entendre le grand dieu te parler, rien de plus naturel », poursuivit Nonroid.

La tortue sautait sur place.

« Je vais te frapper à coup d’éclairs ! brailla-t-elle.

— À mon avis, du bon exercice physique, c’est la solution, dit Nonroid. Et beaucoup d’eau froide.

— Tords-toi sur les piques de la damnation ! »

Nonroid se baissa, ramassa la tortue et la retourna. Les pattes de l’animal gigotèrent avec colère.

« Comment est-elle arrivée ici, mmm ?

— Je ne sais pas, frère Nonroid, répondit respectueusement Frangin.

— Que ta main se flétrisse et te tombe du bras ! vociféra la voix dans sa tête.

— C’est bon à manger, ces trucs-là, tu sais », dit le maître des novices. Il vit la mine que faisait Frangin.

« Réfléchis, reprit-il. Est-ce que le grand dieu Om – par les saintes cornes – s’est jamais manifesté sous la forme d’une créature aussi ridicule ? Sous la forme d’un taureau, oui, évidemment, d’un aigle, assurément, et en une occasion d’un cygne, il me semble… mais une tortue ?

— Que des ailes te poussent aux organes sexuels et qu’ils s’envolent !