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« C’est un appareil qui se déplace tout seul, le renseigna Tefervoir. On allait s’en servir pour… j’veux dire… je n’ai jamais voulu…

— On en a besoin maintenant, intervint Simonie.

— Qui ça, on ?

— Qu’est-ce qui sort du grand machin comme un tuyau à l’avant ? demanda Frangin.

— De la vapeur, répondit Tefervoir d’un air découragé. C’est relié à la soupape de sûreté.

— Oh.

— C’est très chaud à la sortie, ajouta Tefervoir en s’affaissant davantage.

— Oh ?

— Bouillant, en fait. »

Le regard de Frangin se déplaça de la cheminée de vapeur aux couteaux rotatifs.

« Très philosophique, commenta-t-il.

— Bé, on voulait s’en servir contre Vorbis, dit Tefervoir.

— Et maintenant non. Vous voulez vous en servir contre les Ephébiens. Vous savez, avant je me croyais bête, et puis j’ai connu des philosophes. »

Simonie rompit le silence en tapotant l’épaule de Frangin.

« Tout marchera bien, dit-il. On perdra pas. Après tout… (il eut un sourire encourageant) on a dieu de notre côté. »

Frangin se retourna. Son poing jaillit. Le coup n’avait rien de scientifique, mais tout de même assez de force pour faire tournoyer Simonie. Le sergent s’étreignit le menton.

« Pourquoi ce coup d’poing ? C’est pas ce que vous vouliez ?

— On a les dieux qu’on mérite, dit Frangin, et à mon avis on n’en mérite aucun. Quelle idiotie. Quelle idiotie. L’homme le plus sain d’esprit que j’ai vu cette année vit en haut d’un mât dans le désert. Quelle idiotie. Je crois que je ferais mieux de le rejoindre. »

1. Pourquoi ?

« Les dieux et les hommes, les hommes et les dieux, fit Frangin. Tout ce qui se produit est la conséquence d’autres événements antérieurs. Quelle idiotie. »

2. Mais tu es l’Élu.

« Élis quelqu’un d’autre. »

Frangin s’en alla d’un pas énergique à travers l’armée dépenaillée. Nul n’essaya de l’arrêter. Il gagna le sentier qui menait en haut des falaises et ne se retourna même pas pour regarder les soldats alignés.

« Bé, tu vas pas regarder la bataille ? Que j’ai besoin de quelqu’un pour regarder la bataille, moi. »

Honorbrachios se tenait assis sur un rocher, les mains jointes sur sa canne.

« Oh, bonjour, dit Frangin d’un ton amer. Bienvenue à Omnia.

— Ça aide de prendre les choses avec philosophie, fit Honorbrachios.

— Mais il n’y a aucune raison de se battre !

— Si, il y en a. L’honneur, la revanche, le devoir, ce genre de choses.

— Vous le pensez vraiment ? Moi je croyais que les philosophes devaient être logiques ! »

Honorbrachios haussa les épaules.

« Bé, pour moi, la logique, c’est bon pour les ignorants qui savent pas réfléchir tout seuls.

— Je me figurais que tout serait terminé une fois Vorbis mort. »

Honorbrachios contempla son monde intérieur.

« Faut un bout de temps pour que meurent des gars comme Vorbis. Ils laissent des échos dans l’histoire.

— Je sais ce que vous voulez dire.

— Comment va la machine à vapeur de Tefervoir ?

— Je crois qu’elle le rend malade », répondit Frangin.

Honorbrachios gloussa et donna un coup de canne par terre.

« Hah ! Ça lui fait les agassins ! C’est à double tranchant ! Tout marche dans les deux sens !

— Il s’en remettra ! » dit Frangin.

Quelque chose comme une comète dorée fila dans le ciel du Disque-monde. Om volait comme un aigle, porté par la fraîcheur, par la force de la foi. Autant en profiter tant que ça durait. Une foi aussi ardente, aussi désespérée, ne durait jamais longtemps. Les esprits humains ne pouvaient pas la soutenir indéfiniment. Mais tant qu’elle durait, Om se sentait fort.

L’aiguille centrale de Cori Celesti se dresse au milieu des montagnes du Moyeu, quinze kilomètres verticaux de glace verte et de neige coiffés des tourelles et des dômes de Dunmanifestin.

Là vivent les dieux du Disque-monde.

Du moins, toute divinité digne de ce nom. Curieusement, une fois en place, malgré les années d’effort, de travail et d’intrigues qu’il leur en coûte pour y accéder, les dieux ne font pas grand-chose d’autre que boire à l’excès et se livrer à un peu de subornation anodine. Nombre de gouvernements procèdent grosso modo de la même façon.

Ils jouent. À des jeux plutôt simples parce que les dieux se lassent vite de la complication. Un détail peut paraître étrange : alors que les petits dieux n’ont parfois qu’un seul but en tête pendant des millions d’années, qu’ils ne font même qu’un avec ce but, les grands, eux, semblent déployer la puissance de concentration du moustique commun.

Quant à leur goûts… Si les dieux du Disque-monde étaient des hommes, ils jugeraient une roue de charrette en guise de lustre un peu trop d’avant-garde.

Il y avait une double porte au bout de la grand-salle.

Elle trembla sous les coups assourdissants qu’on y frappa.

Les dieux, tirés de leurs diverses préoccupations, levèrent les yeux, haussèrent les épaules et se désintéressèrent de l’incident.

Les battants explosèrent dans la salle.

Om franchit les débris à grands pas et regarda autour de lui, l’air de qui doit procéder à une perquisition mais n’a pas beaucoup de temps à y consacrer. « Bon », fit-il.

Io, dieu du tonnerre, redressa la tête sur son trône et brandit son marteau d’un geste menaçant.

« Qui tu es, toi ? »

Om s’avança énergiquement vers le trône, empoigna Io par sa toge et lui décocha un méchant coup de boule.

Presque plus personne ne croit encore aux dieux du tonnerre…

« Aïe !

— Écoute, l’ami, je n’ai pas le temps de discuter avec une chochotte emmaillotée dans un drap. Où sont les dieux d’Éphèbe et de Tsort ? »

Io, s’étreignant le nez, agita vaguement la main vers le centre de la salle.

« T’abais pas bevoin de b’faire fa ! » reprocha-t-il.

Om traversa la salle d’un pas toujours aussi énergique.

Au milieu se dressait ce qui ressemblait d’abord à une table ronde, puis à une maquette du Disque-monde avec Tortue, éléphants et le reste, puis, d’une manière indéfinissable, au vrai Disque-monde vu de loin en même temps qu’en gros plan. Les distances laissaient une vague impression d’inexactitude, celle d’un vaste espace rétréci sur lui-même. Mais le vrai Disque-monde n’était tout de même pas couvert d’un réseau de lignes éclatantes flottant près de sa surface. À moins que ce soit à des kilomètres au-dessus ?

Om n’avait encore jamais vu ça, mais il savait de quoi il s’agissait. À la fois onde et particule ; à la fois carte et le pays mis en carte. S’il se concentrait sur le dôme étincelant au sommet du minuscule Cori Celesti, il se verrait sûrement en train de regarder une maquette encore plus petite… et ainsi de suite jusqu’au point où l’univers s’enroulait comme une queue d’ammonite, une espèce de bestiole qui vivait des millions d’années plus tôt et n’avait jamais cru dans la moindre divinité…

Les dieux, regroupés autour, regardaient avec une vive attention.

Om se faufila en jouant des coudes auprès d’une déesse secondaire de l’abondance.

Des dés flottaient juste au-dessus du monde ainsi qu’un fouillis de petites figurines d’argile et de jetons de jeu. Pas besoin d’être même vaguement omnipotent pour deviner ce qui se passait.

« Bal au nez avec don coude ! »

Om se retourna.

« Je n’oublie jamais une figure, l’ami. Tâche que je ne la voie plus, compris ? Tant qu’il t’en reste encore une. »