Il revint au jeu.
« ’scusez », fit une voix à hauteur de sa ceinture. Il baissa les yeux sur une très grosse salamandre.
« Oui ?
— Pas faire ça ici. Pas de coups. Pas chez nous. Ça, les règles. Vouloir vous battre, alors vos humains contre ses humains.
— Qui t’es, toi ?
— P’tang-p’tang, moi.
— Oh, t’es un dieu ?
— Sûr.
— Ah ouais ? Et combien t’as de fidèles ?
— Cinquante et un ! »
La salamandre le regarda d’un air d’espoir puis ajouta : « Ça beaucoup ? Sais pas compter. » Il désigna une figure plutôt grossièrement façonnée sur la plage d’Omnia. « Mais j’ai enjeu ! »
Om regarda la silhouette du petit pêcheur.
« Quand il mourra, tu n’auras plus que cinquante fidèles, dit-il.
— Ça plus ou moins que cinquante et un ?
— Beaucoup moins.
— Sûr ?
— Oui.
— Personne me dire. »
Plusieurs dizaines de dieux observaient la plage. Om se souvint vaguement des statues éphébiennes. Il reconnut la déesse avec la chouette mal sculptée. Oui, pas de doute.
Il se frotta la tête. Ce n’était pas là une façon de penser divine. Tout paraissait plus simple ici, au sommet. Tout passait pour un jeu. On oubliait que ce n’en était pas un pour ceux d’en bas. On y mourait. On s’y faisait découper en morceaux. Nous sommes comme des aigles, ici, songea-t-il. De temps en temps nous offrons un baptême de l’air à une tortue.
Puis nous la lâchons.
« Des gens vont mourir, là-dessous », dit-il à l’ensemble du monde occulte.
Un dieu du soleil tsortien ne prit même pas la peine de se retourner.
« Ils servent à ça », dit-il. Il tenait à la main un cornet à dés qui ressemblait beaucoup à un crâne humain dont deux rubis occupaient les orbites.
« Ah, oui, fit Om. Ça m’était sorti un moment de l’esprit. » Il observa le crâne puis pivota vers la petite déesse de l’abondance.
« C’est quoi, ça, chérie ? Une corne d’abondance ? Je peux regarder ? Merci. »
Om la vida de quelques fruits. Puis il poussa du coude le dieu salamandre.
« Si j’étais toi, l’ami, je me trouverais quelque chose de long et de lourd, dit-il.
— Un, c’est moins que cinquante et un ? demanda P’tang-p’tang.
— C’est pareil », répondit Om d’un ton catégorique. Il reluqua la nuque du dieu tsortien.
« Mais toi milliers de fidèles, fit le dieu salamandre. Pour milliers, se battre. »
Om se frotta le front. J’ai passé trop de temps en bas, se dit-il. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ras de terre.
« Je crois, répliqua-t-il, je crois que, si on en veut des milliers, on doit se battre pour un. » Il tapa sur l’épaule du dieu solaire. « Hé, l’astre du jour ? »
Lorsque le dieu se retourna, Om lui fracassa la corne d’abondance sur le crâne.
Il ne s’agissait pas d’un coup de tonnerre ordinaire. Il balbutia, comme pris d’une timidité de supernova, et projeta de grandes ondes sonores déchirantes qui lacérèrent les cieux. Des geysers de sable fusèrent et tourbillonnèrent au-dessus des corps à plat ventre sur la plage. Des éclairs s’abattirent et, par sympathie, du feu bondit des fers de lance et des pointes d’épée.
Simonie leva les yeux vers les ténèbres tonitruantes.
« Merde, qu’est-ce qui s’passe ? » Il poussa du coude son voisin.
Argavisti. Ils se regardèrent fixement.
D’autres coups de tonnerre éclatèrent dans le ciel. Les vagues se chevauchèrent pour se précipiter sur l’armada. Les coques des bateaux dérivèrent avec une grâce effrayante les unes contre les autres, ajoutèrent à la ligne de basse du tonnerre un contrepoint de gémissements de bois.
Un espar brisé se planta dans le sable avec un bruit sourd près de la tête de Simonie.
« On va y passer si on reste ici, dit-il. Venez. »
Ils s’avancèrent en titubant au milieu des embruns et du sable, parmi des groupes de soldats recroquevillés en prière, et finirent par se retrouver contre un objet dur, à demi enfoui.
Ils rampèrent au calme sous la Tortue.
D’autres soldats avaient eu la même idée. Des silhouettes indistinctes étaient assises ou affalées dans l’obscurité. Tefervoir siégeait d’un air abattu sur sa boîte à outils. Il flottait un vague relent de poisson vidé.
« Les dieux sont en colère, dit Borvorius.
— Vachement furax, renchérit Argavisti.
— J’suis pas tellement content non plus, fit Simonie. Les dieux ? Huh !
— Le moment est mal choisi pour l’impiété », dit Rham-ap-Efan.
Il plut une averse de raisins à l’extérieur.
« J’en vois pas de meilleur », répliqua Simonie.
Un éclat de corne d’abondance rebondit sur le toit de la Tortue qui trembla sur ses roues hérissées de piques.
« Mais pourquoi en colère après nous ? demanda Argavisti. Nous faisons ce qu’ils veulent. »
Borvorius essaya de sourire. « Les dieux, hé ? fit-il. Sont impossibles et on ne peut pas s’en passer, boudie. »
Quelqu’un poussa Simonie du coude et lui passa une cigarette mouillée. Un soldat tsortien. Malgré lui, le sergent tira une bouffée.
« Bon tabac, commenta-t-il. Ce qu’on cultive chez nous, ça ressemble à de la crotte de chameau. »
Il transmit à son tour la cigarette à la silhouette accroupie voisine.
« MERCI. »
Borvorius sortit une flasque de quelque part.
« On risque l’enfer si on s’envoie une fillette ? lança-t-il.
— Y a des chances », répondit distraitement Simonie. Puis il vit la flasque. « Oh, vous voulez dire si on boit une p’tite goutte ? Probable. Mais je m’en fous. Y aura tellement de prêtres que j’pourrai même pas m’approcher du feu. Merci.
— Faites passer.
— MERCI. »
La Tortue chancela à la suite d’un coup de tonnerre.
« G’n y’himbe bo ? »
Tout le monde contempla les morceaux de poisson cru et la mine engageante de Fissa Benj.
« Bé, d’où je suis, je pourrais sortir des charbons de la boîte à feu », proposa Tefervoir au bout d’un moment.
Quelqu’un tapota l’épaule de Simonie qui sentit comme des picotements bizarres.
« MERCI. IL FAUT QUE J’Y AILLE. »
Alors qu’il reprenait la flasque, il eut conscience d’une bouffée d’air, d’un souffle soudain dans l’univers. Il regarda alentour juste à temps pour voir une vague hisser un bateau hors de l’eau et le fracasser contre les dunes.
Un cri au loin teinta le vent.
Les soldats gardaient les yeux écarquillés.
« Il y avait des gars là-dessous », dit Argavisti.
Simonie laissa tomber la flasque.
« Venez », dit-il.
Et personne, tandis qu’ils tiraient sur des poutres en pleine bourrasque, que Tefervoir mettait en application toutes ses connaissances sur les leviers, qu’ils se servaient tous de leurs casques comme pelles pour creuser sous l’épave, personne ne demanda pour qui ils creusaient ni quel uniforme portaient les victimes.
Poussé par le vent, le brouillard tomba, chaud, parcouru d’éclairs électriques, pendant que la mer poursuivait son œuvre de concassage.
Simonie empoigna un espar, puis sentit le poids diminuer lorsqu’on vint lui prêter main-forte à l’autre bout. Il leva les yeux dans ceux de Frangin.
« Ne dites rien, dit le novice.
— C’est les dieux qui nous font ça ?
— Ne dites rien !
— J’veux savoir !
— Vaut mieux que ce soit eux qui nous fassent ça plutôt que nous, non ?