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— Merci, monseigneur. Je me disais que je pourrais peut-être descendre dans la forêt regarder tomber quelques arbres.

— Bon exercice. Bon exercice. La tête toujours au travail, hein ? »

Alors que sortait Lou-tsé, le père supérieur leva brièvement les yeux sur son adversaire.

« Brave homme, dit-il. À vous de jouer. »

L’adversaire étudia longuement et fixement l’échiquier.

Le père supérieur attendit de voir quelles stratégies tortueuses et à long terme s’élaboraient. Puis son adversaire tapota une pièce du jeu d’un doigt osseux.

« RAPPELEZ-MOI DONC, fit-il, COMMENT SE DÉPLACENT LES PIONS EN FORME DE CHEVAL. »

Frangin finit par mourir, et dans des circonstances singulières.

Il avait atteint un grand âge, détail en revanche nullement singulier au sein de l’Église. Comme il disait, il fallait trouver à s’occuper tous les jours.

Il se leva à l’aube et se rendit tranquillement à la fenêtre. Il aimait regarder le soleil se lever. On n’avait pas réussi à remplacer les portes du temple. Surtout que Tefervoir n’avait trouvé aucun moyen d’évacuer le monticule curieusement contrefait de métal fondu. On avait donc tout bonnement construit des marches par-dessus. Et au bout de deux ou trois ans, la population avait accepté la situation dans laquelle elle voyait comme un symbole. De quoi, elle ne savait pas trop, mais un symbole tout de même. Aucun doute là-dessus.

Le soleil se réfléchissait sur le dôme de cuivre de la bibliothèque. Frangin prit mentalement note de se renseigner sur les travaux de la nouvelle aile. Depuis quelque temps, les plaintes se multipliaient à propos des salles bondées.

On accourait de partout pour visiter la bibliothèque. C’était la bibliothèque non magique la plus importante du monde. On aurait dit que la moitié des philosophes d’Éphèbe y logeaient désormais, outre les deux ou trois dont Omnia pouvait maintenant s’enorgueillir. Même des prêtres venaient y passer un moment afin de consulter la collection de livres religieux. Dont le nombre s’élevait à mille deux cent quatre-vingt-trois, chacun s’estimant le seul qu’on avait jamais besoin de lire. C’était sympathique de les voir tous ensemble. Comme disait Honorbrachios, il y avait de quoi rigoler.

Ce fut pendant que Frangin prenait son petit-déjeuner que le sous-diacre chargé de lui lire ses rendez-vous de la journée et de s’assurer discrètement qu’il ne portait pas son caleçon par-dessus son pantalon lui adressa timidement ses félicitations.

« Mmm, fit Frangin dont le gruau coula de sa cuiller.

— Cent ans, dit le sous-diacre. Depuis votre traversée du désert, monsieur.

— Vraiment ? Je croyais que ça faisait… mm… cinquante ans. Sûrement pas plus de soixante, en tout cas, mon garçon.

— Euh… cent ans, monseigneur. Nous avons consulté les archives.

— Vraiment ? Cent ans ? Cent ans ? » Frangin reposa délicatement sa cuiller et fixa le mur blanc uni devant lui. Le sous-diacre se surprit à pivoter pour voir ce que regardait le cénobiarche, mais il n’y avait rien, seulement la blancheur du mur.

« Cent ans, médita Frangin. Mmm. Seigneur. J’avais oublié. » Il se mit à rire. « Moi, j’avais oublié ! Cent ans, hein ? Mais pour l’instant, on… »

Le sous-diacre se retourna vers lui.

« Cénobiarche ? »

Il s’approcha et le sang se retira de son visage.

« Monseigneur ? »

Il fit demi-tour et courut chercher de l’aide.

Le corps de Frangin bascula presque gracieusement et s’abattit sur la table. Son bol se renversa et du gruau s’égoutta par terre.

Puis Frangin se leva sans même un regard pour son cadavre.

« Hah. Je ne vous attendais pas », dit-il.

La Mort se décolla du mur contre lequel il s’appuyait.

« UNE CHANCE POUR VOUS.

— Mais il reste beaucoup à faire…

— OUI. COMME TOUJOURS. »

Frangin traversa le mur à la suite de la silhouette décharnée et, au lieu des cabinets qui se trouvaient de l’autre côté dans la topographie normale des lieux, découvrit…

… du sable noir.

La lumière tombait, brillante, cristalline, d’un ciel noir parsemé d’étoiles.

« Ah. Il y a donc bien un désert. Tout le monde y a droit ? demanda Frangin.

— ALLEZ SAVOIR.

— Et qu’est-ce qu’il y a au bout du désert ?

— LE JUGEMENT. »

Frangin réfléchit.

« À quel bout ? »

La Mort sourit et s’écarta.

Ce que Frangin avait pris pour un rocher était une silhouette assise sur le sable, repliée sur elle-même, qui s’étreignait les genoux.

Il la regarda, les yeux écarquillés.

« Vorbis ? » fit-il.

Il se tourna vers la Mort.

« Mais Vorbis est mort il y a cent ans !

— OUI. IL FALLAIT QU’IL MARCHE TOUT SEUL. SEUL AVEC LUI-MÊME. S’IL L’OSAIT.

— Il est resté là pendant cent ans ?

— PEUT-ÊTRE QUE NON. LE TEMPS S’ÉCOULE DIFFÉREMMENT, ICI. IL EST… PLUS PERSONNEL.

— Ah. Vous voulez dire qu’un siècle peut passer aussi vite que quelques secondes ?

— UN SIÈCLE PEUT PASSER AUSSI VITE QUE L’ÉTERNITÉ. »

Les yeux noirs sur fond noir fixaient d’un air implorant Frangin, qui tendit machinalement la main, sans réfléchir… puis hésita.

« C’ÉTAIT UN MEURTRIER, dit la Mort. ET UN GÉNÉRATEUR DE MEURTRIERS. UN TORTIONNAIRE. DÉNUÉ DE PASSION. CRUEL. SANS CŒUR. SANS PITIÉ.

— Oui, je sais. C’est Vorbis », dit Frangin. Vorbis transformait les gens. Parfois il les transformait en cadavres. Mais il les transformait toujours. C’était son titre de gloire.

Il soupira.

« Mais moi, je suis moi », fit-il.

Vorbis se mit debout, l’air incertain, et suivit Frangin dans le désert.

La Mort les regarda s’éloigner.

AINSI PREND FIN « LES PETITS DIEUX »,
TREIZIÈME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE