Выбрать главу

— Eh ! Mais c’est de mon oncle Valois qu’il s’agit ici, et de sa grande croisade toscane, quand il était vicaire-général de la Chrétienté ! Voilà donc la raison de si forte vindicte. Il semble que Monseigneur Charles nous ait acquis de bons amis en Italie. [10]

Les assistants se regardaient, ne sachant quelle attitude prendre. Mais ils virent que Philippe de Poitiers souriait, en se frottant le visage de sa longue main pâle. Alors ils osèrent rire. On n’appréciait guère Monseigneur de Valois dans l’entourage du comte de Poitiers…

Or le poète Dante n’était pas seul à détester les princes de France. Ceux-ci avaient d’autres ennemis, tout aussi tenaces, et jusque dans les rangs de l’armée.

À deux cents pas du tref du comte de Poitiers, sous une tente du camp des chevaliers de Bourgogne-comté, le sire de Longwy, homme de petite taille, au visage sec et sévère, conférait avec un personnage bizarrement vêtu, moitié moine et moitié soldat.

— Les nouvelles que vous me portez d’Espagne sont bonnes, frère Evrard, disait Jean de Longwy, et j’aime entendre que nos frères de Castille et d’Aragon ont repris leurs commanderies. Ils sont plus heureux que nous, qui devons continuer d’agir dans le silence.

Jean de Longwy était le neveu du grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, dont il se considérait l’héritier et le successeur. Il avait juré de venger le sang de son oncle et d’en réhabiliter la mémoire. La mort prématurée de Philippe le Bel, accomplissant la triple et fameuse malédiction, n’avait pas désarmé sa haine ; il la reportait sur les héritiers du Roi de fer, sur Louis X, sur Philippe de Poitiers, sur Charles de la Marche. Longwy suscitait à la couronne tous les ennuis qu’il pouvait ; il militait dans les ligues baronniales ; en même temps, il s’efforçait de reconstituer secrètement l’ordre des Templiers, gardant liaison avec des frères rescapés par lesquels il s’était fait reconnaître grand-maître.

— Je souhaite fort la défaite du roi de France, reprit-il, et je ne suis venu à cet ost qu’avec l’espoir de le voir navré d’un bon coup d’épée, ainsi que ses frères.

Maigre, les yeux noirs et rapprochés, et boiteux par l’effet des tortures, l’ancien Templier Evrard répondit :

— Que vos prières soient exaucées, maître Jean, par Dieu s’il se peut, et sinon par le diable.

— Ne m’appelez point maître, pas ici, dit Longwy.

Il souleva brusquement la portière pour s’assurer qu’on ne les épiait pas, et expédia vers quelque corvée deux valets d’écurie qui ne faisaient d’autre mal que s’abriter de la pluie sous l’auvent de la tente. Puis, revenant à Evrard :

— Nous n’avons rien à attendre de la couronne de France. Mais il dépendra du nouveau pape de rétablir l’Ordre, et de nous rendre nos commanderies d’ici et d’outre-mer. Ah ! Le beau jour que ce sera là, frère Evrard !

La chute de l’Ordre ne remontait qu’à huit ans, sa condamnation à moins encore, et il n’y avait guère plus de seize mois que Jacques de Molay était mort sur le bûcher. Tous les souvenirs étaient frais, les espérances vivaces. Longwy et Evrard pouvaient encore rêver.

— Donc, frère Evrard, reprit Longwy, vous allez maintenant vous rendre à Bar-sur-Aube, où l’aumônier du comte de Bar, qui est un peu des nôtres, vous donnera une place de clerc afin de n’avoir plus à vous cacher. Puis vous partirez pour Avignon, d’où l’on m’instruit que le cardinal Duèze, qui est une créature de Clément V, a repris de grandes chances d’être élu, ce que nous devons éviter à tout prix. Trouvez le cardinal Caëtani qui est résolu, lui aussi, à venger son oncle le pape Boniface.

— Je gage qu’il m’accueillera bien, lorsqu’il saura que j’ai déjà aidé à envoyer Nogaret les pieds outre. C’est la ligue des neveux que vous allez faire !

— Tout juste, Evrard, tout juste. Voyez donc Caëtani et dites-lui que nos frères d’Espagne et d’Angleterre, et tous ceux cachés en France, le souhaitent et le choisissent en leur cœur pour pape. Ils se tiennent prêts à le soutenir, non seulement de prières, mais par tous moyens. Je parle en leur nom. Vous vous mettrez à l’obéissance du cardinal pour ce qu’il vous demandera… Là-bas, voyez aussi le frère Jean du Pré qui pourra vous être de grand secours. Et ne manquez pas en chemin de connaître si certains de nos frères ne sont pas dans les parages. Tâchez à les réunir en petites compagnies, à leur faire répéter leurs serments, comme vous le savez. Allez, mon frère ; ce sauf-conduit, qui vous donne pour frère-aumônier de ma bannière, vous aidera à sortir du camp sans que questions vous soient posées.

Il tendit un papier que l’ancien Templier glissa sous le gambison de cuir qui recouvrait jusqu’aux hanches son froc de bure.

— Sans doute manquez-vous de deniers ? dit encore Longwy.

— Oui, maître.

Longwy tira deux pièces d’argent de sa bougette. Evrard lui baisa la main, et partit en boitant, sous la pluie.

Comme il traversait la bannière de France, il entendit dans une allée des cris et des rires. Une femme, largement dépoitraillée et abritant ses cheveux rouges sous sa jupe retroussée, courait entre deux tentes, poursuivie par des soldats goguenards. Sur l’arrière d’un chariot bâché, une autre ribaude aguichait la pratique. Evrard s’arrêta, la hanche de travers, et demeura immobile un moment, attentif à son propre émoi. Les occasions de sacrifier aux désirs de la chair étaient rares. Ce qui le faisait hésiter, c’était moins d’employer à pareilles fins l’obole de maître Jean que le peu de temps écoulé entre le don et l’usage. Bah ! Il mendierait pour poursuivre sa route. Le pain s’obtient de la charité plus fréquemment que le plaisir. Il se dirigea vers le chariot aux ribaudes…

Tout auprès se dressait une haute tente rouge brodée des trois châteaux d’Artois, mais sur laquelle flottait la bannière de Conches.

Le campement de Robert d’Artois ne ressemblait en rien à celui du comte de Poitiers. De ce côté-là, en dépit de la pluie, ce n’était que mouvement, agitation, rumeur, allées et venues dans un désordre si général qu’il paraissait voulu. Le lieu donnait l’image d’un marché en plein vent plus que d’une place de guerre. Des relents de cuir mouillé, de vin suri, de purin, d’excréments offensaient un peu le nez.

D’Artois avait loué aux marchands qui accompagnaient l’armée une partie des champs affectés à sa bannière. Qui souhaitait acheter un baudrier neuf, remplacer la boucle de son heaume, se procurer des protège-coudes en fer ou simplement lamper un gobelet de cervoise ou de piquette, devait venir là. Le désœuvrement, chez le soldat, favorise la dépense. On tenait foire devant la portière de messire Robert, qui s’était arrangé pour attirer également dans son coin les filles follieuses, si bien qu’il en pouvait faire libéralité à ses amis.

Quant aux archers, arbalétriers, palefreniers, valets d’armes et goujats, ils avaient été repoussés et s’abritaient sous des feuillées qu’ils avaient construites, ou bien sous les chariots.

À l’intérieur de la tente rouge, on ne parlait guère poésie. Un tonneau de vin y était constamment en perce, les cruches circulaient au milieu du vacarme, les dés roulaient sur le couvercle des coffres ; l’argent se jouait sur parole, et plus d’un chevalier avait déjà perdu ce que lui aurait coûté sa rançon en bataille.

Alors que Robert ne commandait qu’aux troupes de Conches et de Beaumont-le-Roger, un grand nombre de chevaliers d’Artois, qui dépendaient de la bannière de la comtesse Mahaut, se trouvaient en permanence chez lui, où ils n’avaient, militairement parlant, rien à faire.

вернуться

10

En fait, étant entré le 1er novembre 1301 dans Florence que déchiraient les dissensions entre Guelfes et Gibelins, Charles de Valois livra la ville aux vengeances des partisans du pape. Puis vinrent les décrets de bannissement. Dante, gibelin notoire et inspirateur de la résistance, avait fait partie, l’été précédent, du conseil de la Seigneurie ; puis, ayant été envoyé en ambassade à Rome, il y avait été retenu en otage. Il fut condamné par un tribunal florentin, le 27 janvier 1302, à deux ans d’exil et 5000 livres d’amende, sous l’accusation fausse de prévarication dans l’exercice de sa charge. Le 10 mars suivant, on lui fit un nouveau procès et il fut condamné cette fois à être brûlé vif. Heureusement pour lui, il n’était pas à Florence, non plus qu’à Rome d’où il était parvenu à s’échapper ; mais jamais plus il ne devait revoir sa patrie. On comprend aisément qu’il ait gardé à Charles de Valois et, par extension, à tous les princes français, une rancune tenace.