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Adossé au mât central, Robert d’Artois dominait de sa taille colossale toute cette turbulence. Le nez bref, les joues plus larges que le front, et ses cheveux de lion rejetés en arrière sur sa cotte écarlate, il jonglait négligemment avec une masse d’armes. Pourtant, il y avait une fêlure dans l’âme du géant, et ce n’était pas sans motif qu’il désirait s’étourdir de boisson et de bruit.

— Aux miens, les batailles de Flandre ne valent guère, confiait-il aux seigneurs qui l’entouraient. Mon père, le comte Philippe, que beaucoup de vous ont bien connu et fidèlement servi…

— Oui, nous l’avons connu !… C’était un preux homme, un vaillant ! répondaient les barons d’Artois.

— … mon père fut blessé à mort au combat de Furnes. C’est dans son tref que nous sommes, disait Robert accompagnant ces mots d’un large geste circulaire. Et mon grand-père, le comte Robert…

— Ah ! Le brave… le bon suzerain que c’était !… respectant nos bonnes coutumes !… Jamais en vain on ne lui demandait justice…

— … quatre années après, le voilà raide navré à Courtrai. Jamais les deux ne s’en vont sans le troisième. Demain, peut-être, mes seigneurs, vous me porterez en terre.

Il est deux sortes de superstitieux : ceux qui n’évoquent jamais le malheur de peur de l’attirer, et ceux qui espèrent le détourner en lui accordant un tribut de paroles. Robert d’Artois était de la seconde espèce.

— Caumont, verse-moi un autre gobelet, et buvons à mon dernier jour ! cria-t-il.

— Nous ne voulons point ! Nous vous ferons rempart de notre corps, répondirent les chevaliers artésiens. Qui donc, hormis vous, défend nos droits ?

Ils le considéraient comme leur suzerain naturel, et l’idolâtraient un peu pour sa taille, sa force, son appétit, ses largesses. Tous rêvaient de lui ressembler ; tous s’appliquaient à l’imiter.

— Or voyez, mes bons seigneurs, comme on est récompensé de tant de sang versé pour le royaume, reprit-il. Parce que mon grand-père est mort après mon père… oui, pour cela… le roi Philippe en a pris occasion de me faire tort de mon héritage et de donner l’Artois à ma tante Mahaut qui vous traite si bien, avec l’aide de tous ses Hirson, le chancelier, le trésorier et tous les autres, qui vous écrasent de redevances et vous refusent vos droits.

— Si nous allons demain en bataille, et qu’un Hirson se trouve à portée de ma lance, je lui promets quelque coup qui ne viendra pas forcément des Flamands, déclara un gaillard aux gros sourcils roux qui s’appelait le sire de Souastre.

Robert d’Artois, en dépit de ce qu’il buvait, gardait la tête claire. Tout ce vin distribué, les filles offertes, et tant d’argent dépensé avaient leur raison ; le géant travaillait à avancer ses affaires.

— Mes nobles sires, mes nobles sires, dit-il, d’abord la guerre du roi, dont nous sommes les loyaux sujets et qui, pour l’heure, je vous l’assure, est tout acquis à vos justes doléances. Mais une fois la guerre achevée, alors, mes seigneurs, je vous donne conseil de ne point vous désarmer. C’est une bonne occasion que vous avez là d’être en troupe, avec vos gens réunis. Rentrez ainsi en Artois, et parcourez le pays pour chasser les agents de Mahaut et les fesser au cul sur la place des bourgs. Et moi je vous appuierai à la Chambre du roi, et reprendrai s’il le faut mon procès en appel du jugement qui m’a lésé ; et je m’engage à restaurer vos coutumes, comme elles étaient au temps de mes pères.

— Ainsi ferons-nous, messire Robert, ainsi ferons-nous !

Souastre ouvrit les bras.

— Jurons, s’écria-t-il, de ne point nous séparer avant qu’il n’ait été fait droit à nos requêtes, et que notre bon sire Robert ne nous ait été rendu pour être notre comte.

— Nous le jurons ! répondirent les barons.

Il y eut force embrassades et encore de grandes rasades versées ; et l’on alluma les flambeaux parce que le jour baissait. Robert se réjouissait de voir la ligue d’Artois, qu’il avait fomentée, si bien prête à l’action. C’eût été sottise, vraiment, que de mourir le lendemain…

À ce moment, un écuyer pénétra dans la tente en disant :

— Monseigneur Robert, les chefs de bannière sont requis au tref du roi !

Quand d’Artois entra, sans hâte, chez le roi, la plupart des grands seigneurs déjà s’y trouvaient, assis en cercle pour ouïr le connétable.

Beaucoup ne s’étaient lavés ni rasés depuis six jours. Ordinairement, ils n’auraient jamais passé temps si long sans aller aux étuves. Mais la crasse faisait partie de la guerre.

Lassé de devoir répéter les mêmes évidences, Gaucher de Châtillon fut bref, et presque impertinent à l’égard du souverain. Ce roitelet décidément ne lui convenait guère, qui tranchait seul sur les sujets qui eussent mérité Conseil et tenait assemblée lorsqu’il eût dû ordonner. Gaucher avait été habitué à d’autres méthodes, où le commandement des troupes ne constituait pas matière à délibérer.

Étalant sa cotte de soie bleue sur ses genoux, Valois commença de pérorer.

— Il est vrai, Sire mon neveu, comme Gaucher vient de le confirmer, qu’on ne peut davantage rester en ce lieu où tout s’abîme à la fois, l’âme des hommes et le poil des chevaux. L’inaction nous gâche autant que la pluie…

Il s’interrompit parce que le roi s’était retourné et parlait à Mathieu de Trye, son chambellan. Le Hutin réclamait seulement qu’on lui passât son drageoir ; les difficultés lui inspiraient le besoin de sucer ou de croquer quelque sucrerie…

— Poursuivez, mon oncle, je vous prie, dit-il.

— Il faut déloger demain tôt le matin, reprit Valois, trouver un passage à la rivière, en amont, et courir sus aux Flamands pour les culbuter avant le soir.

— Avec des hommes sans vivres, des montures sans fourrage ? dit le connétable.

— La victoire leur remplira le ventre. Ils peuvent tenir encore une journée ; c’est le jour d’après qu’il sera trop tard.

— Et moi, je vous réponds que vous allez vous faire tailler ou vous faire noyer. Il faut, si vous m’en croyez, retirer l’armée sur une hauteur vers Tournai ou Saint-Amand, laisser les viandes nous parvenir, les eaux s’écouler…

— On voit bien, cousin, dit Valois, que vous touchez cent livres la journée quand le roi chevauche avec l’ost, et que vous vous souciez peu de voir finir la guerre.

Le ton voulait être celui de la boutade ; mais le connétable, blessé au vif, répliqua :

— Je suis au devoir de vous rappeler, cousin, que même le roi ne peut marcher sus à l’ennemi sans que le connétable en ait donné l’ordre. Et cet ordre, en l’état présent, je ne le donnerai point. Ce faisant, le roi peut toujours changer de connétable.

Un pénible silence s’ensuivit. L’affaire prenait un mauvais tour. Pour complaire à Valois, Louis X allait-il révoquer le chef des armées, comme il avait destitué Marigny et tous les légistes de Philippe le Bel ?

Le comte de Poitiers immédiatement intervint.

— Mon frère, je partage entièrement le conseil de Gaucher. Nos troupes ne sont point en mesure de combattre sans s’être restaurées une bonne semaine.

— C’est aussi mon avis, dit le comte Louis d’Évreux.

— Alors, on ne châtiera donc jamais ces Flamands ! s’écria Charles de la Marche qui se plaisait à copier Valois.

Le connétable eut pour le plus jeune frère du roi un regard de mépris. « L’oison », comme l’appelait sa propre mère la reine Jeanne, avait parlé.

Sur quoi le comte de Champagne annonça qu’il s’en irait si on ne livrait pas bataille le lendemain ; ses chevaliers s’agitaient trop, et, de toute manière, il ne les avait levés que pour deux semaines. Valois écarta ses mains chargées de bagues, comme pour dire : « Vous voyez ! » Mais il semblait déjà moins convaincu, et seul l’amour-propre l’empêchait de revenir sur ses opinions belliqueuses.