— Retraite ou défaite, Sire, voilà le choix, dit Gaucher.
Le roi ne donnait toujours pas signe de savoir à quel parti se résoudre. Toute cette équipée ne faisait de sens pour lui que rapidement menée. Prendre la décision de la sagesse, se regrouper ailleurs, attendre, c’était repousser d’autant l’heure de son mariage, et obérer un peu plus ses finances. Quant à prétendre franchir une rivière en crue et charger au galop dans la boue…
Au vrai, il avait pensé qu’il ne serait pas obligé de charger, et que les Flamands céderaient devant le seul déploiement d’un ost si formidable.
Robert d’Artois, qui se tenait assis derrière Valois, se pencha vers celui-ci et lui murmura quelques mots. Valois approuva de la tête, d’un air indifférent. Qu’on fît ce qu’on voudrait ; il se retirait du débat.
Robert alors se leva et, s’avançant de trois pas pour mieux dominer l’assemblée :
— Sire mon cousin, dit-il, je devine votre souci. Vous n’avez point assez de moyens d’argent pour maintenir ce grand ost à ne rien faire. En outre, votre nouvelle épouse vous attend, que nous avons tous hâte à voir reine, comme nous avons hâte à vous voir sacré. Mon conseil est qu’il ne faut point s’obstiner. Ce n’est pas l’ennemi qui nous oblige à rebrousser ; c’est cette pluie où je vois la volonté de Dieu devant laquelle tout un chacun, si puissant qu’il soit, doit s’incliner. Notre Seigneur sans doute vous signifie ainsi de ne pas combattre avant d’avoir été oint des Saintes Huiles. Vous tirerez autant de gloire, mon cousin, d’un beau sacre que d’une bataille aventureuse. Renoncez donc pour le moment à châtier ces mauvais Flamands, et, si la peur que vous leur avez inspirée ne suffit point, revenons en même nombre au prochain printemps.
Dans l’embarras où l’on piétinait, cette solution radicale, celle du renoncement, proposée par un homme dont on ne pouvait suspecter le courage aux armes, reçut l’assentiment d’une grande partie des barons, et tout d’abord celui du roi. Montrant une fois de plus son manque de pondération, Louis X se rua avec empressement et reconnaissance dans l’échappée que d’Artois lui découvrait.
— Mon cousin, vous avez parlé sagement, déclara-t-il. Le ciel nous manifeste son avertissement. Que l’armée reparte donc, puisqu’elle ne peut poursuivre.
Puis, enflant la voix pour se donner de la majesté, il ajouta :
— Mais je jure Dieu que si je suis encore en vie l’an prochain, j’irai envahir les Flamands et n’aurai avec eux nulle accordance qu’ils ne s’abandonnent en tout à ma volonté.
Il n’eut plus alors d’autre souci que de déloger. Il fallut au connétable et à Philippe de Poitiers beaucoup d’insistance pour le convaincre de mesures indispensables, comme de maintenir au moins quelques garnisons le long de la frontière de Flandre ; il ne les entendait plus ; il était déjà parti.
Dans cette dispersion, Valois trouvait son compte. Il avait maintenu à peu de frais sa réputation héroïque. D’Artois y trouvait le sien mieux encore ; la guerre manquée profitait à sa ligue.
Telle était la hâte du roi qu’elle se fit contagieuse et que le lendemain matin, faute de charrois et de pouvoir extraire de la boue tout le matériel, on mit le feu aux tentes, aux meubles, à l’équipement. L’appétit de destruction se soulageait ainsi.
Laissant derrière elle, sur de vastes espaces, des embrasements fumeux qui luttaient contre l’éternelle pluie, l’armée, fourbue et affamée, se présenta au soir devant Tournai ; les habitants effrayés fermèrent les portes de la ville ; on n’exigea pas qu’ils les ouvrissent. Le roi alla demander asile dans un monastère.
Le surlendemain 7 août, il était à Soissons, d’où il signa les ordonnances qui mettaient fin à la campagne. Il chargea Valois des préparatifs du sacre, et envoya Philippe de Poitiers à Saint-Denis afin d’y rendre l’oriflamme et d’y prendre l’épée et la couronne. Les princes se retrouveraient entre Reims et Troyes pour se porter au-devant de Clémence de Hongrie.
Quatorze jours avaient suffi à Louis Hutin, pour déposer dans la corbeille de ses secondes noces l’inoubliable ridicule de l’expédition par lui conduite et qu’on ne désignait déjà plus que sous le nom d’ost boueux.
VII
LE PHILTRE
Une litière légère, portée par deux mules à la tête desquelles couraient des valets, pénétra dans la grande cour de l’hôtel d’Artois, rue Mauconseil. Béatrice d’Hirson, nièce du chancelier d’Artois et demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, en descendit. Nul n’aurait pu penser que cette belle fille brune venait de parcourir près de quarante lieues en deux jours. Sa robe était à peine fripée ; son visage était lisse et frais comme au sortir du sommeil. D’ailleurs, elle avait dormi une partie de la route sous de bonnes couvertures, au balancement de la litière. La poitrine haute, la jambe longue, avançant d’un pas qui paraissait lent parce qu’il était allongé et toujours égal, elle se rendit directement auprès de sa maîtresse. La comtesse était attablée devant son second repas, qu’elle prenait vers tierce.
— C’est fait, Madame, dit Béatrice en tendant à la comtesse une minuscule boîte de corne.
— Comment va ma fille Jeanne ?
D’une voix traînante, nasale, et toujours vaguement ironique, même quand il n’y avait aucun motif à ironiser, la demoiselle de parage répondit, marquant des pauses inattendues :
— La comtesse de Poitiers va bien, Madame… aussi bien qu’il se peut. Le séjour de Dourdan ne lui est point trop pénible… elle a mis de son côté les gardiens. Elle a le teint clair et n’a que peu maigri ; elle est soutenue par l’espérance… et le soin que vous prenez d’elle.
— Ses cheveux ? demanda la comtesse.
— Ce sont des cheveux d’un an, Madame… pas aussi longs encore que des cheveux d’homme ; mais ils semblent pousser plus drus qu’ils n’étaient avant.
— Enfin, est-elle présentable ?
— Avec une guimpe autour du visage, assurément… Et puis, elle peut s’orner de fausses nattes.
— Les faux cheveux ne se gardent pas au lit, dit Mahaut.
Elle avala, par grandes cuillerées, la fin d’un potage aux pois et au lard et, pour s’alléger le palais, but un gobelet de vin d’Arbois. Puis elle ouvrit la boîte de corne, considéra la poudre grise qui en formait le contenu.
— Combien cela me coûte-t-il ?
— Vingt-deux livres.
— Peste, les magiciennes font bien payer leur science.
— Elles risquent gros.
— Combien, là-dessus, as-tu gardé pour toi ?
— Presque rien, Madame… Juste de quoi m’acheter cette robe d’écarlate que vous m’aviez promise… et que vous ne m’avez point donnée.
La comtesse Mahaut ne put s’empêcher de sourire ; cette fille savait comment la prendre.
— Tu dois avoir le ventre creux ; goûte un peu à ce pâté de canard, dit-elle en se servant à elle-même une épaisse tranche.
Puis, revenant à la boîte de corne, elle ajouta :
— Je crois à la vertu des poisons pour se débarrasser d’un ennemi, mais guère aux philtres pour se gagner un adversaire. Ce sont tes idées, pas les miennes.
— Et pourtant, je vous assure, Madame, qu’il faut y croire, répondit Béatrice. Celui-ci est fort bon ; il n’est pas fait à la cervelle de mouton… mais seulement aux herbes, et préparé devant moi. Je suis donc allée à Dourdan, et j’ai tiré un peu de sang du bras droit de Madame Jeanne. Puis, j’ai porté ce sang à la personne que je vous ai dit, Isabelle de Fériennes… qui l’a mélangé avec de la verveine, de l’amourette et de la livèche ; et cette Fériennes a prononcé la formule de conjuration ; elle a déposé le mélange sur une brique neuve, et l’a brûlé avec du bois de frêne pour obtenir la poudre que je vous apporte. Il n’est plus maintenant qu’à mettre cette poudre dans une boisson, la faire avaler au comte de Poitiers, et avant peu vous le verrez repris d’amour pour son épouse… avec une force que rien ne pourrait entraver. Doit-il toujours venir vous visiter ce matin ?