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— Je l’attends. Il est rentré de l’ost hier soir, et je l’ai prié de passer me voir.

— Alors, je vais aussitôt mêler le philtre à de l’hypocras… que vous lui offrirez à boire. L’hypocras, qui est chargé en épices et sombre de couleur, dissimulera bien la poudre. Mais je vous conseille, Madame… de vous remettre au lit et de feindre d’être malade, pour avoir prétexte à ne pas boire vous-même ; car il ne faudrait pas que vous alliez absorber ce breuvage… et vous trouver prise d’amour pour Madame votre fille.

— C’est en tout cas une bonne idée que de le recevoir couchée, répondit la comtesse d’Artois, et de me prétendre en mauvais point. On peut dire les choses plus droitement.

Elle fit enlever la table, demanda une robe de nuit et se remit au lit. Puis elle appela auprès d’elle son chancelier Thierry d’Hirson, ainsi que son cousin germain Henri de Sully, qui logeait chez elle, et elle travailla en leur compagnie aux affaires de son comté.

Un peu plus tard, on annonça le comte de Poitiers. Il entra, vêtu de sombre comme à l’ordinaire, ses jambes de héron chaussées de bottes souples, et la tête, sous le chaperon à crête, un peu penchée au bout de son long corps.

— Ah ! Mon beau fils ! s’écria Mahaut comme si elle avait vu apparaître le Sauveur. Que je suis aise de votre venue. Savez-vous à quoi je m’occupais ? Je me faisais lire l’état de mes biens pour dicter mes volontés dernières. J’ai souffert la plus mauvaise nuit du monde, toute torturée aux entrailles par l’angoisse de la mort, et j’avais grand-crainte de passer outre sans vous avoir ouvert ma pensée, pour ce que je vous aime, en dépit de tout, d’un cœur de mère.

Afin de conjurer les mensonges qu’elle venait de proférer, elle tira le petit reliquaire en forme de médaillon qu’elle portait sur la poitrine, au bout d’une chaîne d’or, et le baisa dévotement.

— Que saint Druon me protège,[11] dit-elle en régissant le médaillon dans son vaste corsage.

Bien installée parmi ses coussins de brocart, les joues rebondies et colorées, l’épaule large, le bras charnu, Mahaut offrait les signes d’une robuste santé. Tout au plus aurait-elle eu besoin, peut-être, de se faire tirer une ou deux pintes de sang.

« Allons, elle va me donner la comédie, pensa Philippe de Poitiers. De nature comme d’apparence, elle ressemble trait pour trait à Robert. Ils se haïssent d’être trop pareils. Je gagerais qu’elle va me parler de lui. »

Il ne se trompait pas. Mahaut se mit aussitôt à vitupérer ce mauvais neveu, ses manœuvres, ses intrigues, et la ligue qu’il animait contre elle. Pour Mahaut comme pour Robert, toutes les affaires du monde passaient par le comte d’Artois qu’ils se disputaient depuis treize ans. Leurs pensées, leurs démarches, leurs amitiés, leurs alliances, leurs amours même, se rattachaient toujours de quelque façon à cette lutte, l’un n’entrait dans un clan que parce que l’autre appartenait au clan adverse, Robert ne soutenait une ordonnance royale que parce que Mahaut la désapprouvait, Mahaut était d’avance hostile à Clémence de Hongrie parce que Robert avait donné appui au mariage. Cette haine qui excluait tout accord, toute transaction, dépassait son objet, et l’on pouvait se demander s’il n’y avait pas entre la géante et le géant une sorte de passion à rebours, inconnue d’eux-mêmes, et qui se fût mieux apaisée dans l’inceste que dans la guerre.

— Toutes ses méchancetés avancent mon trépas, dit Mahaut. J’ai su que mes vassaux, assemblés par Robert, ont prononcé serment contre moi. C’est cela qui m’a remué les humeurs et mise dans l’état où je suis.

— Ils ont juré ma mort, Monseigneur, dit Thierry d’Hirson.

Philippe de Poitiers se tourna vers le chanoine-chancelier et vit que c’était lui, et non Mahaut, qui était malade, de peur.

— J’allais monter à l’ost, pour remettre de l’ordre dans ma bannière, reprit Mahaut, j’avais fait sortir, comme vous voyez, mes atours de guerre.

Elle désigna, vers un coin de la pièce, un imposant mannequin revêtu d’une longue robe en mailles d’acier et d’une cotte de soie brodée aux armes d’Artois ; à côté étaient préparés le heaume et les gantelets.

Mahaut soupira. Elle regrettait l’occasion perdue. Elle aimait bien se vêtir en chevalier, comme un homme.

— Et puis j’ai appris la fin de cette glorieuse chevauchée qui coûte au royaume l’argent et l’honneur. Ah ! L’on peut dire que votre pauvre frère n’est guère fortuné, et que tout ce qu’il entreprend va à la traverse. En vérité, je vous le dis comme je le crois, vous auriez fait un bien meilleur roi que lui, et c’est grande pitié pour tous, mon beau fils, que vous soyez né le second. Votre père, que Dieu l’ait en grâce, en soupirait souvent.

Depuis le scandale de la tour de Nesle et la détention de Jeanne à Dourdan, le comte de Poitiers n’avait revu sa belle-mère que dans les cérémonies publiques, lors des funérailles de Philippe le Bel par exemple, ou bien aux séances de la Chambre des pairs, mais jamais en privé. Ils se marquaient de la froideur. Pour une reprise de contact, l’ouverture était grosse, Mahaut, dans le compliment, ne prenait pas la petite mesure. Elle invita son gendre à s’asseoir plus près de son lit. Hirson et Sully se retirèrent vers la porte.

— Mais non, mes bons amis, vous n’êtes point de trop, vous savez bien que je n’ai pas de secrets pour vous, leur dit-elle.

En même temps, elle leur faisait signe, d’un mouvement de doigts, de sortir de la pièce. Or il était peu habituel, chez les grands seigneurs, de recevoir un visiteur tête à tête. Leurs appartements étaient constamment occupés ou traversés par des parents, des familiers, des vassaux, des serviteurs. Les entretiens se déroulaient généralement au vu de tous, ou, au moins, en présence d’un gentilhomme de la chambre ou d’une dame de parage. D’où la nécessite de l’allusion, du demi-mot. Lorsque les deux interlocuteurs principaux se retiraient dans une embrasure de fenêtre pour converser à voix basse, les gens de leur suite affectaient le détachement, mais se sentaient facilement ou vexés ou inquiets. Tout entretien à portes closes prenait une allure de complot. Et c’était bien l’allure que Mahaut voulait donner à son entretien avec le comte de Poitiers, ne fût-ce que pour le compromettre un peu et le faire mieux entrer dans son jeu.

Aussitôt qu’ils furent seuls, elle lui demanda :

— Quels sont vos sentiments pour ma fille Jeanne ?

Comme il hésitait à répondre, elle entama sa plaidoirie. Certes, Jeanne de Bourgogne avait eu des torts, de grands torts même, en n’avertissant pas son mari des intrigues d’alcôve qui déshonoraient la maison royale, et en se faisant complice… volontairement, involontairement, qui pouvait le dire ?… du scandale. Mais elle-même n’avait point péché de corps, ni trahi le mariage ; tout le monde le reconnaissait ; et le roi Philippe, lui-même, pourtant si courroucé, en était convenu, puisqu’il avait assigné à Jeanne une résidence particulière, sans jamais signifier que cette réclusion fût à vie…

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11

Particulièrement révéré en Artois, Cambrésis et Hainaut, saint Druon était né en 1118 à Épinoy qui dépendait alors du diocèse de Tournai avant de dépendre de celui d’Arras. Saint Druon vint au jour grâce à une césarienne pratiquée sur le corps de sa mère déjà morte. Montrant dès ses jeunes années de grandes dispositions pour la piété, il fut en butte à la cruauté des autres enfants qui le traitaient d’assassin de sa mère. Se croyant coupable, il s’adonna à toutes les pratiques d’expiation, afin de se racheter de ce crime involontaire. À dix-sept ans, il renonça à la vie seigneuriale, distribua les biens considérables qu’il avait hérités, et s’engagea comme berger chez une veuve nommée Élisabeth Lehaire, au village de Sebourg, dans le comté de Hainaut, à treize kilomètres de Valenciennes. Il avait si grand amour des bêtes et les soignait si bien que tous les habitants du village lui demandèrent de garder leurs brebis en même temps que celles de la veuve Lehaire. C’est alors que les anges commencèrent à garder son troupeau pendant qu’il allait écouter la messe…

Puis il entreprit le pèlerinage de Rome, y prit goût, et le fit neuf fois de suite. Mais il dut renoncer aux voyages, souffrant d’une « rupture des intestins », mal qu’il supporta, paraît-il, pendant quarante ans, refusant de se laisser panser. En dépit de l’assez mauvaise odeur qu’il répandait, ses vertus attirèrent à lui nombre de pénitents de la région. Il demanda qu’on lui construisît contre l’église de Sebourg une logette d’où il pouvait avoir vue sur le tabernacle, et fit vœu de n’en pas sortir jusqu’à la fin de sa vie. Il tint fidèlement ce vœu, même le jour où l’église flamba, et la cabane aussi ; et l’on vit bien qu’il était saint lorsque le feu l’épargna.

Il mourut le 16 avril 1189. De plusieurs lieues à la ronde, le peuple accourut en larmes pour lui baiser les pieds et emporter quelques morceaux du misérable vêtement qui le couvrait. Ses parents, les seigneurs d’Épinoy, voulurent rapporter son corps dans son village natal, mais le char où l’on avait placé la dépouille s’immobilisa à la sortie de Sebourg, et tous les chevaux que l’on amena en renfort furent incapables de le faire avancer d’un pas. On fut donc obligé de laisser le corps du saint là où il était mort.

Sa célébrité fut grandement accrue par la guérison miraculeuse du comte de Hainaut et de Hollande, lequel, souffrant horriblement de la gravelle, fit le pèlerinage de Sebourg et, à peine s’était-il agenouillé devant le tombeau de saint Druon, pour réciter une prière, rejeta « trois pierres de la grosseur d’une noix ».

La fête du saint est encore traditionnellement célébrée le lundi de la Pentecôte, en l’église paroissiale et au puits de Saint-Druon, à Carvin-Épinoy.