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— Je sais, j’étais au conseil de Maubuisson, dit le comte de Poitiers qui souhaitait couper à ces souvenirs amers.

— Et comment Jeanne aurait-elle pu vous trahir, Philippe ? Elle vous aime. Elle n’aime que vous. Qu’il vous suffise de vous rappeler ses cris, lorsqu’on l’emmena dans son chariot noir : « Dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente ! » J’en ai encore le cœur fendu, moi, sa mère, d’avoir dû assister à cela. Et depuis quinze mois que la voilà à Dourdan, je le sais par son confesseur, jamais un mot contre vous, rien que paroles d’amour, et des prières à Dieu pour regagner votre cœur. Je vous assure que vous avez là une femme plus fidèle, plus dévouée que beaucoup, et qui a été durement châtiée.

Elle rejetait toutes les fautes, toutes les culpabilités sur Marguerite de Bourgogne, et cela avec d’autant plus de tranquillité que Marguerite, premièrement, n’appartenait pas à sa proche famille et, secondement, n’existait plus. C’était Marguerite la pécheresse, la dévergondée, la catin ; c’était Marguerite qui avait entraîné Blanche, pauvre enfant inconsciente, qui avait abusé l’amitié de Jeanne… D’ailleurs, à Marguerite elle-même ne devait-on pas concéder quelques excuses ? L’espoir d’être reine de Navarre ne suffit pas à tout, et quelle femme ne se fût attristée du mari qu’on lui avait donné ! En définitive, Mahaut tenait le Hutin pour le premier responsable de son infortune.

— Il paraît que votre frère n’est pas très bien membré…

— On m’a toujours assuré, au contraire, qu’il était normal de ce côté-là, encore qu’un peu effarouché ou violent sur la chose… mais nullement empêché, répondit le comte de Poitiers.

— Vous n’avez point, comme moi, les confidences des femmes, répliqua Mahaut.

Elle se redressa, massive, sur ses oreillers, regarda son gendre droit dans les yeux.

— Philippe, parlons clair, dit-elle. Croyez-vous que l’héritière, la petite Jeanne de Navarre, soit de lui ou du galant de Marguerite ?

Philippe de Poitiers se frotta un instant le menton.

— Mon oncle Charles de Valois affirme qu’elle est bâtarde, répondit-il, et Louis lui-même, par la façon qu’il a d’éloigner cette enfant, semble le confirmer. D’autres, comme mon oncle d’Évreux ou, bien sûr, le duc de Bourgogne, la tiennent pour légitime.

— S’il arrivait malheur à Louis, qui n’est pas bien fort de santé, vous êtes dans le moment le second en ligne de succession. Mais si la petite Jeanne est déclarée bâtarde, comme nous pouvons penser qu’elle l’est, alors vous devenez le premier, et c’est à vous d’être roi. Vous êtes fait pour régner, Philippe.

— La nouvelle épouse qui lui arrive de Naples fournira peut-être à mon frère un héritier.

— S’il est capable de procréer. Ou si Dieu lui en laisse le temps…, dit Mahaut en appuyant bien sur ces derniers mots.

À ce moment, Béatrice d’Hirson entra, portant un plateau chargé d’une aiguière ciselée, de gobelets de vermeil et d’une coupe emplie de dragées. Mahaut eut un mouvement d’impatience. L’interruption était vraiment peu opportune ! Mais sans se troubler, ni se hâter, la demoiselle de parage emplit les gobelets, et présenta au comte de Poitiers hypocras et dragées. Mahaut étendit machinalement la main vers un gobelet Béatrice la regarda de telle façon qu’elle se reprit, disant.

— Non, je suis trop malade, tout me tourne sur le cœur.

Poitiers réfléchissait. Il n’avait pas manqué lui-même durant les mois récents, de penser à l’éventualité de la succession. En clair, Mahaut lui proposait alliance et soutien, pour le cas où Louis X viendrait à disparaître.

Béatrice d’Hirson était ressortie.

— Ah ! Philippe, sauvez ma fille Jeanne de la mort, je vous en conjure, s’écria soudain Mahaut, pathétique. Elle n’a point mérité tel sort.

— Mais qui donc la menace ? demanda Poitiers.

— Robert, toujours lui ! répondit-elle. J’ai appris qu’il était de connivence avec votre sœur Isabelle pour machiner la perte de mes filles et de Marguerite. Et j’ai vu ce grand gueux, à la place où vous êtes, venir m’annoncer lui-même mon malheur, la mine tout apitoyée. Et moi je l’ai cru sincère. Il se pourléchait, le putois. Mais cela ne lui portera pas bonheur, comme cela n’a pas porté bonheur à Isabelle. Son mari a reperdu l’Ecosse, et continue de se vautrer dans le vice avec des portefaix.

Elle s’arrêta un instant, parce que Poitiers approchait le gobelet de ses yeux myopes pour en examiner la ciselure. Puis elle enchaîna.

— Mais mon Satan de Robert a fait mieux depuis. Savez-vous que le jour où Marguerite fut trouvée morte, Robert était entré à Château-Gaillard au petit matin ?

— Vraiment ? dit Poitiers sans montrer une surprise extrême.

Il avait, lui aussi, ses informations. Il but une gorgée et parut apprécier le breuvage.

— Blanche, enfermée dans la même tour, a tout entendu. La pauvre enfant, depuis, est comme folle. Elle m’a fait parvenir l’autre jour un message… Entendez-moi, Philippe, il va les tuer l’une après l’autre. Son jeu est clair. Robert à présent peut agir à sa guise et tout obtenir du roi ; ils sont complices du même meurtre. Il suffit que Robert parle pour que Louis approuve. Maintenant, il va s’attaquer à ma descendance. Je suis seule, veuve, avec un fils trop jeune encore pour qu’il me puisse fournir appui, et pour la vie duquel je tremble autant que pour la vie de mes filles. Tant de douleurs et de craintes ne peuvent-elles pas faire mourir une femme avant l’âge ?

À nouveau, elle toucha sa relique pectorale.

— Dieu m’est témoin que je ne voudrais pas trépasser en laissant mes enfants livrés à ce chacal. De grâce, reprenez votre épouse auprès de vous pour la protéger, et montrez du même coup que je ne suis point sans allié. Car, s’il arrivait que Jeanne fût enlevée à la vie, ou bien restât recluse, et que l’Artois me fût ôté comme si fort on s’y emploie, alors je serais obligée de demander retour, pour mon fils, du palatinat de Bourgogne, qui était la dot de Jeanne.

Poitiers ne put qu’admirer l’adresse avec laquelle sa belle-mère avait planté sa dernière lance. Ainsi le marché était nettement proposé : « Ou bien vous reprenez Jeanne, et je vous pousse au trône s’il devient vacant, afin que ma fille soit reine de France ; ou bien vous refusez la réconciliation conjugale, mais alors je renverse mes positions et négocie la reprise du comté de Bourgogne contre l’abandon de l’Artois. »

Or la Bourgogne-comté constituait non seulement une immense possession, mais aussi, par sa situation de palatinat, un possible accès à la couronne élective de l’empire d’Allemagne.

Poitiers contempla un instant Mahaut, monumentale sous les grandes courtines de brocart drapées autour de son lit.

« Elle est fourbe comme le renard, obstinée comme le sanglier ; elle a sans doute du sang sur les mains, mais je ne pourrai jamais me défendre d’avoir pour elle de l’amitié… Dans sa violence comme dans son mensonge, il y a toujours une pointe de naïveté…»

Pour cacher le sourire qui lui venait aux lèvres, il but au gobelet de vermeil.

Il ne promit rien, ne conclut rien, car il était de nature réfléchie, et ne considérait pas qu’il y eût urgence à décider. Mais, à tout le moins, il voyait déjà le moyen de contrebalancer au Conseil des pairs l’influence de Valois, qu’il tenait pour funeste. Il but une dernière gorgée et dit :

— Nous parlerons de tout ceci au sacre, où nous allons nous revoir promptement, ma mère.

Et par ce « ma mère » qu’il employait pour la première fois depuis quinze mois, Mahaut comprit qu’elle avait gagné.