Выбрать главу

En vérité, Clémence commençait à se sentir ivre de ce flot de paroles, de tous ces noms prononcés pêle-mêle, et de l’agitation de ce personnage brodé d’or qui virait autour d’elle. Trop d’impressions neuves, de visages entraperçus, se brouillaient dans sa tête. Et puis, enfin, elle allait se marier dans un moment. Elle était convaincue du bon vouloir de chacun, et touchée de la sollicitude que lui montrait le comte de Valois. Mais elle aurait bien souhaité pouvoir se préparer l’âme. Était-ce donc cela un mariage de reine ?

Elle eut le courage de demander pourquoi l’on mettait tant de hâte à la cérémonie.

— Parce que Louis doit être sacré dimanche à Reims, et qu’il a voulu que votre union se fît auparavant, afin que vous puissiez être au sacre avec lui, répondit Valois.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que les dépenses du mariage incombaient à la couronne, tandis que les frais du sacre étaient à la charge des échevins de Reims. Or, la cassette royale, après l’échec de l’ost boueux, était plus démunie que jamais. D’où ces noces bâclées, sans le moindre faste ; les réjouissances seraient offertes par les Rémois.

Clémence de Hongrie n’obtint un peu de paix qu’en réclamant son confesseur. Elle s’était déjà confessée le matin, mais elle voulait être bien sûre d’arriver sans péché à l’autel. N’avait-elle pas commis quelque faute vénielle, dans ces dernières heures, manqué d’humilité en s’étonnant du peu de pompe avec laquelle on la recevait, manqué de charité aussi envers Monseigneur de Valois ?

Tandis que s’accomplissaient les derniers préparatifs, Hugues de Bouville fut abordé dans la cour du château par messer Spinello Tolomei. Le capitaine général des Lombards, toujours aussi alerte malgré ses soixante ans et sa bonne bedaine, se rendait lui aussi à Reims car il s’était assuré de grosses fournitures pour le sacre. Il put donner à Bouville des nouvelles de Guccio toujours hospitalisé à Marseille.

— Qu’avait-il besoin de s’aller jeter à l’eau, gémit Tolomei Ah ! il me manque bien ces jours-ci ! C’est lui qui devrait courir les routes.

— Et à moi, croyez-vous qu’il n’a pas manqué, tout le long du chemin ? répondit Bouville. L’escorte a dépensé le double de ce qu’aurait coûté le voyage, si Guccio en avait tenu les comptes.

Tolomei était soucieux L’œil gauche fermé, la lippe un peu pendante, il se plaignait des événements, des taxes sur les ventes, du contrôle des marchés et des dernières mesures touchant les Lombards. Cela ressemblait fort aux ordonnances du roi Philippe.

— Pourquoi nous avoir assuré que tout allait changer…

Bouville se sépara de Tolomei pour rejoindre le cortège nuptial.

Ce fut Charles de Valois qui conduisit la fiancée à l’autel. Quant à Louis X, il eut à marcher seul. Aucune femme de la famille n’était auprès de lui pour figurer l’accompagnement maternel. Sa grand-tante Agnès de France, fille de Saint Louis et duchesse douairière de Bourgogne, avait refusé de venir, et l’on comprenait assez pourquoi : elle était la mère de Marguerite. La comtesse Mahaut avait prétexté un empêchement de dernière heure causé par l’agitation en Artois ; elle rejoindrait Reims directement, pour le sacre où ses fonctions de pair lui faisaient obligation de paraître. Les comtesses de Valois et d’Évreux qui, elles, étaient attendues, n’arrivèrent pas ; on apprendrait qu’une erreur d’itinéraire les avait déroutées vers une chapelle Saint-Lyé, distante d’une dizaine de lieues et située dans les parages de Reims…

Monseigneur Jean d’Auxois, mitre en tête, officiait. Tout le temps que dura la messe, Clémence se reprocha de ne pas parvenir à se recueillir autant qu’elle l’eût souhaité. Elle s’efforçait d’élever sa pensée vers le ciel, suppliant Dieu de lui accorder, en toutes les heures de la vie, les vertus d’épouse, les qualités de souveraine, et les bénédictions de la maternité ; mais ses yeux, malgré elle, s’abaissaient sur l’homme qu’elle entendait respirer à son côté, dont elle connaissait à peine les traits, et dont le soir même elle allait partager le lit.

Il avait, chaque fois qu’il s’agenouillait, une toux brève qui semblait un tic ; la ride profonde qui cernait son menton trop court surprenait, chez un être encore si jeune. La bouche était mince, abaissée aux coins, les cheveux longs et plats, d’une couleur imprécise. Et lorsque cet homme se tournait vers elle, elle se sentait gênée par le regard de ses gros yeux pâles. Elle s’étonnait de ne pas retrouver l’état de bonheur sans mesure et sans mélange qui l’habitait au départ de Naples.

« Mon Dieu, empêchez-moi d’être ingrate aux bienfaits dont vous me chargez. »

Mais l’on ne commande pas en tout instant à son esprit ; et Clémence se surprit à penser que si on lui avait donné à choisir entre les trois princes de France, elle eût préféré le comte de Poitiers. Un grand effroi la saisit et elle faillit s’écrier : « Non, je ne veux pas, je ne suis pas digne ! » À ce moment, elle s’entendit répondre : « Oui », d’une voix qui ne lui parut pas la sienne, à l’évêque qui lui demandait si elle voulait prendre Louis, roi de France et de Navarre, pour époux.

Le premier coup de tonnerre de l’orage prévu éclata comme on passait au doigt de Clémence un anneau trop large ; les assistants s’entre-regardèrent et plus d’un se signa.

Quand le cortège sortit, les paysans attendaient, groupés devant l’église, en chemise de toile et les jambes entourées de chiffons. Clémence murmura :

— Ne va-t-on pas leur faire l’aumône ?

Elle avait pensé tout haut, et l’on remarqua que sa première parole de reine avait été une parole de bonté.

Pour lui complaire, Louis X ordonna à son chambellan de lancer quelques poignées de monnaie. Les paysans aussitôt se jetèrent au sol, et le spectacle offert à la nouvelle mariée fut celui d’une bataille sauvage sur les fleurs de la jonchée. On entendait des déchirures d’étoffe, des grognements sourds comme en poussent les truies, et des chocs de crânes. Les barons s’amusaient fort à contempler cette mêlée. L’un des vilains, plus large et plus lourd que les autres, écrasait de son pied les mains qui avaient attrapé une piécette et les forçait à s’ouvrir.

— Voilà un goujat qui me paraît savoir y faire, dit Robert d’Artois en riant. À qui est-il ? Je l’achète volontiers.

Et Clémence vit avec déplaisir que Louis, lui aussi, riait.

« Ce n’est pas ainsi qu’on donne, pensa-t-elle, je lui apprendrai. »

La pluie se mit à tomber.

Les tables avaient été dressées dans la plus grande salle du château. Le repas dura cinq heures. « Et voilà, je suis reine de France », se disait Clémence. Elle ne s’habituait pas à cette idée. Elle ne s’habituait d’ailleurs à rien. La gloutonnerie des seigneurs français la stupéfiait. À mesure que circulait le vin, le ton des voix montait. Seule femme à ce banquet d’hommes de guerre, Clémence voyait tous les regards converger sur elle, et devinait qu’au bout de la salle les propos prenaient un tour assez gras.