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De temps à autre, l’un des convives s’absentait. Mathieu de Trye, le grand chambellan, cria :

— Le roi notre Sire défend qu’on pisse dans l’escalier par lequel il passera.

Comme on était au quatrième service de six plats chacun, dont un cochon entier présenté sur sa broche et un paon avec sa roue reconstituée autour du croupion, deux écuyers s’avancèrent portant un pâté monumental qu’ils déposèrent devant le couple royal. On fendit la croûte et un renard vivant surgit du pâté, aux exclamations de l’assistance. Faute d’avoir pu préparer des pièces montées et des châteaux en sucrerie qui eussent réclamé plusieurs jours de fabrication, les cuisiniers s’étaient distingués de cette manière.

Le renard affolé avait sauté dans la salle où il tournoyait, la queue rousse et touffue au ras des dalles, et ses beaux yeux brillants, un peu laiteux, tout apeurés.

— Au goupil ! Au goupil ! hurlèrent les seigneurs en bondissant de leurs sièges.

Une chasse s’improvisa, autour des tables. Ce fut Robert d’Artois qui attrapa l’animal. On vit le géant plonger vers le sol, et se relever tenant à bout de bras le renard qui couinait, découvrant des crocs minces sous ses babines noires. Puis Robert referma lentement les doigts ; les vertèbres craquèrent ; les yeux du renard devinrent vitreux, et Robert étendit l’animal mort sur la table, devant la nouvelle reine, comme un hommage.

Clémence qui maintenait du pouce son anneau trop grand, demanda si c’était la coutume en France que les femmes de la parenté n’assistassent point aux mariages. Elle reçut de Louis quelques explications embarrassées.

— Mais de toute façon, ma sœur, vous n’auriez pas eu l’occasion de voir mon épouse, dit le comte de Poitiers.

— Et pourquoi donc… mon frère ? demanda Clémence qui éprouvait à la fois de l’intérêt à tout ce qu’il disait et de la gêne à lui répondre.

— Parce qu’elle est encore enfermée au château de Dourdan, dit Philippe de Poitiers.

Puis se tournant vers le roi :

— Sire mon frère, en ce jour de bonheur pour vous, je vous requiers de lever la peine qui fut infligée à Jeanne mon épouse. Ses erreurs n’étaient point crimes, et elle s’en est repentie.

Le Hutin, pris de court, ne savait que décider. Devait-il, devant Clémence, faire montre de mansuétude ou au contraire de fermeté, deux qualités également royales ? Il chercha des yeux, pour lui demander conseil, Charles de Valois, mais celui-ci était allé prendre l’air. Et Robert d’Artois, à l’autre bout de la salle, enseignait à son cousin Philippe de Valois la manière de saisir un renard sans se faire mordre.

— Sire mon époux, dit Clémence, pour l’amour de moi, accordez à votre frère la grâce qu’il sollicite de vous. Ce jourd’hui est un jour d’accordailles, et je voudrais que toutes les femmes de votre royaume en eussent partage de joie.

Elle prenait l’affaire à cœur, avec une chaleur soudaine ; elle se sentait comme soulagée d’entendre Philippe de Poitiers parler de sa femme et exprimer le désir qu’elle rentrât au foyer.

Louis avait fortement dîné, et vidé sa coupe un peu plus souvent qu’il n’eût convenu. L’instant approchait où il allait étreindre ce beau corps calme dont il était désormais le maître. Il n’avait pas l’esprit à peser les conséquences politiques de ce qu’on lui demandait.

— Il n’est rien, ma mie, que je ne veuille faire pour vous plaire, répondit-il. Mon frère, vous pouvez reprendre Madame Jeanne et la ramener parmi nous quand il vous plaira.

Charles de la Marche, qui avait suivi avec attention le dialogue, dit alors :

— Et pour Blanche, Sire mon frère, que décidez-vous ? M’autoriserez-vous…

— Pour Blanche, jamais ! coupa le roi.

— Seulement d’aller la visiter à Château-Gaillard, et la faire mettre en un couvent où elle aura un traitement moins dur…

— Jamais, répéta le Hutin d’un ton qui interdisait toute insistance.

Si les ressentiments de Louis à l’égard de Jeanne de Bourgogne, pour la part qu’elle avait eue dans ses infortunes conjugales, se trouvaient assez atténués par le fait même du remariage, en revanche grande était sa terreur que Blanche, sortie de forteresse et de l’isolement absolu, pût divulguer les circonstances de la mort de Marguerite. Cette crainte inspira au Hutin, pour une fois, une décision rapide et sans appel.

Clémence, jugeant sage de s’en tenir à sa première victoire, n’osa pas intervenir.

— N’aurai-je donc plus jamais le droit d’avoir épouse ? reprit Charles.

— Laissez faire le sort, mon frère, répondit Louis.

Le beau visage, mais assez mou, de Charles de la Marche, prit une expression boudeuse et butée.

— Il semble que le sort favorise plus Philippe que moi.

Et dès cet instant, Charles de la Marche conçut du ressentiment non contre son frère le roi, mais contre son frère Poitiers.

À l’issue de cette journée épuisante, la jeune reine était si lasse que les événements de la nuit se déroulèrent pour elle comme dans une autre vie. Elle n’éprouva ni effroi, ni souffrance excessive, ni particulière félicité. Elle fut simplement soumise, admettant que les choses devaient se passer ainsi. Elle entendit, avant de sombrer dans le sommeil, des mots balbutiés qui lui laissèrent espérer que son époux l’appréciait. Si elle avait été moins novice en ce domaine, elle eût compris qu’elle disposait, pour un temps au moins, d’un grand pouvoir sur Louis X.

Celui-ci, en effet, s’était émerveillé de rencontrer chez cette fille de roi une passivité consentante qu’il n’avait jusqu’alors connue que chez des servantes. L’angoisse des défaillances qui le saisissaient dans le lit de Marguerite avait disparu. Peut-être, après tout, n’était-il pas fait pour les brunes. À plusieurs reprises, il se trouva triomphant de ce beau corps qui luisait faiblement, comme nacré sous la petite lampe à huile pendue au ciel de lit, et dont son désir pouvait disposer tout à son gré. Jamais il n’avait accompli pareil exploit.

Quand il sortit de la chambre, tard dans la matinée, la tête lui tournait un peu, mais il la portait haut, et plus fièrement que s’il eût vaincu les Flamands ; sa nuit de noces avait effacé ses déboires militaires.

Pour la première fois, Louis Hutin fut capable d’affronter sans gêne les plaisanteries gaillardes de son cousin d’Artois qui passait pour le mâle le mieux pourvu et le plus endurant de la cour.

Puis, environ midi, on se remit en route vers le nord. Clémence se retourna pour emporter une dernière image de ce château où elle était devenue femme et reine, et dont elle ne parviendrait jamais à se rappeler les dimensions exactes.

Deux jours plus tard, on arrivait à Reims. Les habitants n’avaient pas vu de sacre depuis trente ans, c’est-à-dire que pour la moitié au moins de la population, le spectacle était neuf. Des officiers royaux, affairés, couraient en compagnie des échevins de la Maison de Ville à l’archevêché. Sur les places s’étaient installées toutes sortes de marchands, jongleurs et montreurs de bêtes, comme pour une foire. De grands barons, de hauts prélats, arrivés des quatre coins de France, passaient avec leurs escortes, à la recherche de leur logis. Paysans, bourgeois et petits seigneurs affluaient de la contrée avoisinante, grossissant une foule que les sergents tâchaient à contenir sur l’itinéraire pavoisé du cortège royal.

Les Rémois ne pouvaient pas imaginer qu’ils auraient l’occasion de contempler à nouveau cette grande cavalcade, et d’en payer les frais, plusieurs fois encore, dans un proche avenir.