Finalement, le Hutin prescrivit à Mahaut de faire libérer les deux seigneurs. Dans le clan de la comtesse, un mauvais jeu de mots commença de circuler : « Notre Sire Louis pour l’heure est tout à la clémence. »
Souastre et Caumont, deux gaillards qui se complétaient à merveille, l’un étant fort en gueule et l’autre rude aux coups, sortirent de leur semaine de détention avec l’auréole du martyre. Le 26 septembre, ils rassemblaient à Saint-Pol tous leurs partisans, qui s’intitulaient maintenant « les alliés ». Souastre parla d’abondance, et la grossièreté de son langage autant que la violence de ses propositions emportèrent l’approbation de l’auditoire. Il fallait refuser de payer les impôts, et pendre tous les prévôts, receveurs, sergents ou représentants de la comtesse.
Le roi avait dépêché deux conseillers, Guillaume Flotte et Guillaume Paumier, pour prêcher l’apaisement et négocier une nouvelle entrevue, à Compiègne cette fois. Les alliés acceptèrent le principe de l’entrevue, mais à peine les deux Guillaume avaient-ils quitté la séance qu’un émissaire de Robert d’Artois arriva, tout suant et essoufflé d’avoir trop longtemps galopé. Il portait aux barons un simple renseignement : la comtesse Mahaut, entourant son déplacement de beaucoup de secret, arrivait elle-même en Artois ; elle serait le lendemain au manoir de Vitz, chez Denis d’Hirson.
Quand Jean de Fiennes eut rendu publique cette nouvelle, Souastre s’écria :
— Nous savons désormais, mes sires, ce que nous avons à faire.
Les routes d’Artois résonnèrent, cette nuit-là, d’un bruit de chevauchées et de cliquetis d’armes.
II
JEANNE, COMTESSE DE POITIERS
Le grand char de voyage, tout sculpté, peint et doré, glissait entre les arbres. Il était si long qu’il fallait parfois s’y prendre en deux temps pour lui faire franchir les tournants, et les hommes d’escorte mettaient pied à terre afin de le pousser dans les raidillons.
Bien que l’énorme caisse de chêne fût posée à même les essieux, on ne sentait pas trop à l’intérieur les cahots du chemin, tant il y avait de coussins et de tapis accumulés. Six femmes y étaient installées un peu comme dans une chambre, bavardant, jouant aux osselets ou aux devinettes. On entendait bruisser les basses branches contre le cuir du toit.
Jeanne de Poitiers écarta le rideau peint des fleurs de lis et des trois châteaux d’or d’Artois.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
— Nous longeons l’Authie, Madame… répondit Béatrice d’Hirson. Nous venons de traverser Auxi-le-Château. Avant une heure, nous serons à Vitz, chez mon oncle Denis… Il va être bien aise de vous revoir. Et peut-être Madame Mahaut y sera-t-elle déjà, avec Monseigneur votre époux.
Jeanne de Poitiers regardait le paysage, les arbres encore verts, les prés où les paysans fauchaient un regain rare, sous un ciel ensoleillé. Comme il arrive souvent après les étés mouillés, le temps, en cette fin de septembre, s’était mis au beau.
— Madame Jeanne, je vous en prie… ne vous penchez pas ainsi à tout moment, reprit Béatrice. Madame Mahaut a recommandé que vous preniez bien garde à ne point vous montrer… lorsque nous serions en Artois.
Mais Jeanne ne pouvait pas se contenir. Regarder ! Elle ne faisait rien d’autre depuis huit jours qu’elle était libérée. Comme un affamé se gorge de nourriture sans croire qu’il pourra jamais se rassasier, elle reprenait par le regard possession de l’univers. Les feuilles aux arbres, les nuages légers, un clocher qui se dessinait dans le lointain, le vol d’un oiseau, l’herbe des talus, tout lui paraissait d’une exaltante splendeur. Lorsque les portes du château de Dourdan s’étaient ouvertes devant elle, et que le capitaine de la forteresse, s’inclinant fort bas, lui avait offert ses vœux de bonne route en lui exprimant combien il s’était senti honoré de l’avoir eue pour hôte, Jeanne avait été prise d’une sorte de vertige.
« Me réhabituerai-je jamais à la liberté ? » se demanda-t-elle.
À Paris, une déception l’attendait. Sa mère avait dû partir précipitamment pour l’Artois. Mais elle lui avait laissé son char de voyage, ainsi que plusieurs dames de parage et de nombreuses servantes.
Tandis que tailleurs, couturières et brodeuses se hâtaient de lui reconstituer une garde-robe, Jeanne avait profité de cet arrêt de quelques jours pour parcourir, en compagnie de Béatrice, la capitale. Elle s’y sentait comme une étrangère, venue de l’autre bout du monde, et émerveillée par tout ce qu’elle voyait. Les rues ! Elle ne se lassait pas du spectacle des rues. Les étalages de la Galerie mercière, les boutiques du quai des Orfèvres !… Elle avait envie de tout palper, de tout acheter. Encore qu’elle gardât ce maintien distant, contrôlé, qui avait toujours été le sien, ses yeux brillaient, son corps s’animait d’une joie sensuelle au toucher des brocarts, des perles, des bijoux. Et pourtant, elle ne pouvait chasser le souvenir d’être venue, en ces mêmes boutiques, avec Marguerite de Bourgogne, Blanche, les frères d’Aunay…
« Je m’étais assez promis, en ma prison, si jamais j’en sortais, se disait-elle, de ne plus accorder mon temps aux choses frivoles. D’ailleurs, je ne m’y complaisais pas tellement naguère ! D’où me vient cette fringale que je ne puis réprimer ? »
Elle observait les toilettes des femmes, notait des détails nouveaux sur les coiffes, les robes et les surcots. Elle cherchait à lire dans les yeux des hommes l’impression qu’elle produisait. Les compliments muets qu’elle recevait, la manière dont les jeunes gens tournaient la tête pour suivre son passage, pouvaient la rassurer pleinement. À sa coquetterie, elle trouvait une excuse hypocrite. « J’ai besoin de savoir si je possède encore des charmes, pour mon époux. »
À vrai dire, ses seize mois de détention l’avaient peu marquée. Le régime de Dourdan n’était en rien comparable à celui de Château-Gaillard. Jeanne y disposait d’un logis décent, d’une servante ; elle était autorisée à lire, à broder, et même à se promener dans le verger du château. Elle s’était ennuyée, intolérablement, plus qu’elle n’avait souffert.
Sous de fausses nattes roulées autour des oreilles, son cou mince soutenait toujours avec la même grâce sa tête petite, aux pommettes hautes, aux yeux dorés et allongés vers les tempes, ces yeux qui faisaient songer, comme sa démarche, comme toute sa personne, aux blonds lévriers de Barbarie. Jeanne ressemblait bien peu à sa mère, sinon par la robustesse de la santé, et tenait plutôt, pour l’apparence, du côté du feu comte palatin qui avait été un seigneur plein d’élégance.
Maintenant qu’elle approchait du but de son voyage, Jeanne sentait croître son impatience ; ces dernières heures lui semblaient plus longues que tous les mois écoulés. Les chevaux n’avaient-ils pas diminué leur train ? Ne pouvait-on pas presser les palefreniers ?
— Ah ! À moi aussi, Madame, il tarde d’être à la halte, mais non pour les mêmes motifs que vous, disait une des dames de parage, à l’autre bout du char.
Cette personne, la dame de Beaumont, était enceinte de six mois. La route commençait à lui être pénible ; parfois, elle abaissait les yeux vers son ventre en poussant un si gros soupir que les autres femmes ne pouvaient s’empêcher d’en rire.
Jeanne de Poitiers dit à mi-voix à Béatrice :
— Es-tu bien sûre que mon époux n’a pas pris d’autre attachement pendant tout ce temps ? Ne m’as-tu pas menti ?
— Mais non, Madame, je vous l’assure… Et d’ailleurs, Monseigneur de Poitiers aurait-il tourné les yeux vers d’autres femmes qu’il ne pourrait plus y penser maintenant… après avoir bu ce philtre qui va vous le rendre tout entier. Voyez ; c’est lui qui a demandé au roi votre retour…