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— Guarda com’è bella !

— Addio Donna Clemenza ! Siate felice !

— Che Dio la benedica la nostra principessa !

— Non Vi dimenticate di noi ![2]

Car Donna Clemenza, pour les Napolitains, était environnée d’une sorte de légende. On se souvenait de son père, le beau Carlo-Martello, héritier de Naples et de Hongrie, ami des poètes et en particulier de Dante, prince érudit, musicien, excellant aux armes, qui parcourait la péninsule, suivi de deux cents gentilshommes français, provençaux et italiens, tous vêtus comme lui par moitié d’écarlate et de vert sombre, et montés sur des chevaux harnachés d’argent. On le disait fils de Vénus, car il possédait « les cinq dons qui invitent à l’amour, et qui sont la santé, la beauté, l’opulence, le loisir, la jeunesse ». Il avait été foudroyé par la peste, à vingt-quatre ans ; sa femme, une Habsbourg, était morte en apprenant la nouvelle, fournissant un mythe tragique à l’imagination populaire.

Naples avait reporté sa tendresse sur Clémence qui, en grandissant, reproduisait les traits de son père. Cette orpheline royale était bénie des quartiers pauvres où elle allait elle-même distribuer l’aumône. Les peintres de l’École giottesque se plaisaient à reproduire en leurs fresques son visage clair, ses cheveux d’or, ses longues mains effilées.

Du haut de la plate-forme crénelée qui formait le toit du château d’arrière, à trente pieds au-dessus des eaux, la fiancée du roi de France jetait un dernier regard sur le paysage de son enfance, sur le vieux château de l’Œuf où elle était née, sur le Château-Neuf, le Maschio Angioino, où elle avait grandi, sur cette foule grouillante qui lui lançait des baisers, sur toute cette ville éclatante, poussiéreuse et sublime.

« Merci, Madame ma grand-mère », pensait-elle, les yeux tournés vers la fenêtre où venait de disparaître la silhouette de Marie de Hongrie « Je ne vous reverrai sans doute jamais. Merci d’avoir tant fait pour moi. Je me désolais, à vingt-deux ans atteints, d’être encore sans mari ; je n’attendais plus d’en trouver un, et m’apprêtais à entrer au couvent. C’était vous qui aviez raison de m’imposer patience. Voici que je vais être reine de ce vaste royaume qu’arrosent quatre fleuves et que baignent trois mers. Mon cousin le roi d’Angleterre, ma tante de Majorque, mon parent de Bohême, ma sœur la dauphine de Vienne, et même mon oncle Robert, qui règne ici et dont jusqu’à ce jour je n’étais que la sujette, vont devenir mes vassaux pour les terres qu’ils possèdent en France, ou les liens qu’ils ont avec cette couronne. Mais n’est-ce pas trop lourd pour moi ? »

Elle éprouvait à la fois l’exaltation de la joie, l’angoisse de l’inconnu, et le trouble qui saisit l’âme aux changements irrévocables de la destinée, même lorsqu’ils dépassent les rêves.

— Votre peuple montre qu’il vous aime fort, Madame, dit un gros homme à côté d’elle. Mais je gage que le peuple de France va vite vous aimer autant, et qu’à seulement vous voir, il va vous faire un accueil tout pareil à cet adieu.

— Ah ! Vous serez toujours mon ami, messire de Bouville, répondit Clémence avec chaleur.

Elle avait besoin de répandre sa félicité autour d’elle et d’en remercier chacun.

Le comte de Bouville, envoyé du roi Louis X, et qui avait conduit les négociations, était revenu à Naples voici deux semaines pour chercher la princesse et l’accompagner en France.

— Et vous aussi, signor Baglioni, vous êtes bien mon ami, ajouta-t-elle en se tournant vers le jeune Toscan qui servait de secrétaire à Bouville et tenait les écus de l’expédition, prêtés par les banques italiennes.

Le jeune homme s’inclina sous le compliment.

Certes, tout le monde était heureux, ce matin-là. Hugues de Bouville, suant un peu sous la chaleur de juin et rejetant derrière les oreilles ses mèches noires et blanches, se sentait tout aise et tout fier d’avoir rempli sa mission et d’amener à son roi une si splendide épouse.

Guccio Baglioni rêvait à la belle Marie de Cressay, sa secrète fiancée, pour laquelle il rapportait un plein coffre de soieries et de parures brodées. Il n’était pas certain d’avoir eu raison de demander à son oncle Tolomei la direction du comptoir de banque de Neauphle-le-Vieux. Devait-il se contenter d’un si petit établissement ?

« Bah ! Ce n’est qu’un début ; je pourrai vite changer de position, et d’ailleurs, je passerai le plus clair de mon temps à Paris. » Assuré de la protection de la nouvelle souveraine, il n’envisageait pas de limites à son ascension. Il voyait déjà Marie dame de parage de la reine et s’imaginait lui-même, dans peu de mois, recevant une charge dans la maison royale… Le poing sur la dague, le menton levé, Guccio regardait Naples se déployer devant lui dans le soleil.

Dix galères firent escorte au navire jusqu’à la haute mer ; les Napolitains virent s’éloigner, diminuer, ce château fort tout blanc qui avançait sur les eaux.

II

LA TEMPÊTE

À quelques jours de là, le San Giovanni n’était plus qu’une carcasse gémissante et à demi démâtée, fuyant sous les rafales, roulant dans des vagues énormes, et que son capitaine essayait de maintenir à flot dans la direction supposée des côtes de France.

Le navire avait rencontré, à hauteur de la Corse, une de ces tempêtes, violentes autant que soudaines, qui ravagent parfois la Méditerranée. Il avait perdu six ancres en cherchant à mouiller contre le vent, le long des rivages de l’île d’Elbe, et peu s’en était fallu qu’il n’eût été jeté aux rochers. Et puis la course avait repris, entre des murailles d’eau. Un jour, une nuit, un jour encore de cette navigation en enfer. Plusieurs matelots avaient été blessés en amenant ce qui restait de toile. Les châtelets de guet s’étaient effondrés avec tout le chargement de pierres destiné aux pirates barbaresques. On avait dû ouvrir à coups de hache l’escandolat pour délivrer les chevaliers napolitains emprisonnés par la chute du grand mât. Tous les coffres à robes et à bijoux, toute l’orfèvrerie de la princesse, tous ses présents de noce avaient été balayés par la mer. L’infirmerie du barbier-chirurgien, dans le château d’avant, regorgeait de malades et d’estropiés. L’aumônier ne pouvait même plus célébrer sa « messe aride », car ciboire, calice, livres et ornements avaient été emportés par une lame.[3] Agrippé à un cordage, le crucifix en main, il écoutait des confessions hâtives et distribuait les absolutions.

L’aiguille aimantée ne servait plus à rien, car elle était ballottée en tous sens sur le peu d’eau qui restait dans le vase où elle flottait. Le capitaine, un Latin véhément, avait déchiré sa robe jusqu’au ventre, en signe de désolation, et on l’entendait hurler, entre deux commandements : « Seigneur, aide-moi ! » Il n’en semblait pas moins connaître son affaire et cherchait à se tirer au mieux du pire ; il avait fait sortir les rames, si longues et si lourdes qu’il fallait sept hommes cramponnés à chacune pour les manœuvrer, et appelé douze matelots auprès de lui pour peser, six de chaque côté, sur la barre de gouvernail. Le comte de Bouville pourtant s’en était pris à lui, dans un mouvement d’humeur, au début de la bourrasque.

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2

— Regarde comme elle est belle !

— Adieu Madame Clémence, soyez heureuse !

— Que Dieu bénisse notre princesse !

— Ne nous oubliez pas !

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3

À cette époque, la messe qu’on célébrait à bord des navires, au pied du grand mât, était une messe particulière dite messe aride parce que sans consécration ni communion. Cette forme liturgique inaccoutumée était probablement due à la crainte que le mal de mer ne fît rejeter l’hostie.