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« Et même s’il a une maîtresse, qu’importe, je m’en accommoderai. Un homme, même partagé, vaut mieux que la prison », pensait Jeanne. De nouveau, elle écarta le rideau comme si cela devait activer l’allure.

— De grâce, Madame, dit Béatrice, ne vous montrez point tant… On ne nous aime guère en ce moment par ici.

— Pourtant les gens semblent bien affables. Ces manants qui nous saluent n’ont-ils pas une mine avenante ? répondit Jeanne.

Elle laissa retomber le rideau. Elle ne vit pas qu’aussitôt le char passé, trois paysans, qui venaient de la saluer bien bas, rentraient en courant dans le sous-bois pour y détacher des chevaux et partir au galop.

Un moment après, le char pénétra dans la cour du manoir de Vitz ; l’impatience de la comtesse de Poitiers eut à subir là une nouvelle épreuve. Denis d’Hirson, en l’accueillant, lui apprit que ni la comtesse d’Artois ni le comte de Poitiers n’étaient venus, et qu’ils l’attendaient au château d’Hesdin, à dix lieues plus au nord. Jeanne pâlit.

— Que signifie ceci ? demanda-t-elle en aparté à Béatrice. Ne dirait-on pas une dérobade pour ne point me voir ?

Et une brusque angoisse lui vint. Tout ce voyage, et la pinte de sang tirée de son bras, le philtre, les civilités du gardien de Dourdan, n’étaient-ils pas les éléments d’une comédie montée où Béatrice jouait la mauvaise larronne ? Jeanne, après tout, n’avait aucune preuve que son mari l’eût vraiment réclamée. N’était-on pas en train simplement de la conduire d’une prison dans une autre, tout en entourant ce transfert, pour de mystérieuses raisons, des apparences de la liberté ? À moins, à moins… et Jeanne frémissait d’envisager le pire… qu’on n’eût pris la précaution de la montrer, à Paris, libre et graciée, pour ensuite la faire impunément disparaître. Béatrice ne lui avait pas caché que Marguerite était morte dans des conditions fort suspectes. Jeanne se demandait si elle n’allait pas subir un sort semblable.

Elle apprécia peu le repas que Denis d’Hirson lui offrit. L’état de bonheur qu’elle connaissait depuis huit jours avait fait place brusquement à une atroce anxiété, et elle cherchait à lire son destin sur les visages qui l’entouraient. Béatrice, la voix traînante et toujours vaguement ironique, était impénétrable. Son oncle le trésorier, lui, parlait à peine, répondait de travers aux questions et montrait tous les signes de la préoccupation. Il y avait là deux seigneurs, les sires de Licques et de Nédonchel, qui avaient été présentés à Jeanne comme ses escorteurs jusqu’à Hesdin. Elle leur trouvait la mine peu avenante. N’étaient-ils pas chargés d’une sinistre besogne à quelque tournant de route ?

Nul, s’adressant à Jeanne, ne faisait allusion à sa détention ; tout le monde affectait d’ignorer qu’elle eût jamais été en prison, et cela même ne la rassurait guère. Les conversations, auxquelles elle ne comprenait rien, roulaient uniquement sur la situation en Artois, sur les coutumes, sur l’entrevue de Compiègne proposée par les envoyés du roi, sur les troubles.

— N’avez-vous point remarqué, Madame, d’agitation sur votre chemin, ni de rassemblement d’hommes en armes ? demanda Denis d’Hirson à Jeanne.

— Je n’ai rien vu de tel, messire Denis, répondit-elle, et les campagnes m’ont paru fort calmes.

— On m’a pourtant signalé des mouvements ; deux de nos prévôts ont été attaqués ce matin.

Jeanne inclinait de plus en plus à croire que toutes ces paroles n’avaient d’autre objet que d’endormir sa méfiance. Il lui semblait qu’un filet invisible se resserrait. Elle se sentait seule, abominablement seule…

La dame enceinte mangeait avec une extraordinaire gloutonnerie et continuait à pousser de gros soupirs en regardant son ventre.

Le sire de Nédonchel, homme aux longues dents, au visage jaune et aux épaules voûtées, disait :

— La comtesse Mahaut, je vous assure, messire Denis, sera forcée de céder. Usez de votre empire sur elle. Qu’elle cède, au moins en partie. Qu’elle renonce à votre frère, si dur qu’il nous soit de vous le dire, ou qu’elle feigne d’y renoncer, car jamais les alliés ne voudront traiter tant qu’il sera chancelier. Le sire de Licques et moi-même risquons gros à demeurer fidèles à la comtesse, tout en faisant mine d’agir avec les autres barons. Plus elle attend, plus son neveu Robert gagne sur les esprits.

À ce moment, un sergent, nu-tête et hors d’haleine, pénétra dans la salle du repas.

— Qu’y a-t-il, Cornillot ? demanda Denis d’Hirson.

Le sergent Cornillot chuchota quelques phrases hachées à l’oreille de Denis d’Hirson. Celui-ci devint blême, rabattit la nappe qui lui couvrait les genoux, sauta de son banc.

— Un moment, mes seigneurs, il me faut aller voir…

Et il s’enfuit à toutes jambes par une des petites portes de la salle, suivi de Cornillot qui lui collait aux chausses. Leurs pas précipités décrurent dans un escalier.

L’instant d’après, alors que les convives n’étaient pas encore revenus de leur surprise, une grande clameur monta de la cour. On eût dit qu’une armée entière venait d’y entrer au galop. Un chien, qui avait dû recevoir un coup de sabot, hurlait à la mort. Licques et Nédonchel coururent aux fenêtres, tandis que les femmes d’escorte de la comtesse de Poitiers se tassaient dans un coin de la pièce comme un troupeau de pintades. Auprès de Jeanne, seules étaient restées Béatrice et la dame enceinte dont le visage avait pris une mauvaise couleur.

Béatrice joignit les mains ; elle tremblait. Jeanne comprit qu’elle n’était certainement pas de connivence avec les assaillants. Mais cela ne rendait pas la situation plus gaie et, de toute manière, le temps manquait pour penser.

La porte vola plutôt qu’elle ne s’ouvrit, et une vingtaine de barons, conduit par Souastre et Caumont, entrèrent l’épée au poing, en hurlant :

— Où est le traître, où est le traître ? Où se cache-t-il ?

Ils s’arrêtèrent, un peu hésitants devant le spectacle qui s’offrait à eux. Ils avaient plusieurs motifs de surprise. D’abord, l’absence de Denis d’Hirson, qu’ils étaient sûrs de trouver là et qui venait de disparaître comme derrière le voile d’un enchanteur. Et puis ce groupe de femmes jacassantes ou pâmées, se serrant les unes contre les autres et qui se voyaient déjà promises à un viol général. Enfin et surtout la présence de Licques et de Nédonchel. L’avant-veille encore, à Saint-Pol, ces deux chevaliers étaient du nombre des conjurés, et voici qu’on les découvrait attablés dans une maison du camp adverse.

Les transfuges furent copieusement insultés ; on leur demanda combien ils touchaient pour leur parjure, s’ils s’étaient vendus aux Hirson pour trente deniers ; et Souastre appliqua son gantelet de fer sur la longue face jaune de Nédonchel, qui se mit à saigner de la bouche.

Licques s’efforçait de s’expliquer, de se justifier.

— Nous étions venus plaider votre cause, nous voulions éviter des morts et des ravages inutiles. Nous étions près d’obtenir par paroles mieux que vous par vos épées.

On le contraignit à se taire en l’accablant d’injures. Dans la cour, les autres alliés continuaient de mener tapage. Ils n’étaient pas moins d’une centaine.

— Ne dites pas mon nom, souffla Béatrice à la comtesse de Poitiers, car c’est à ma famille qu’ils en ont.

La dame enceinte eut une crise de nerfs et s’écroula sur son banc.

— Où est la comtesse Mahaut ? criaient les barons. Il faudra bien qu’elle nous entende ! Nous savons qu’elle se trouve ici, nous avons suivi son char.