Les choses commençaient à s’éclaircir pour Jeanne Ce n’était pas à sa vie, spécialement, que les braillards en voulaient. Son premier mouvement de frayeur passé, la colère lui vint à la gorge, le sang des d’Artois se réveillait en elle.
— Je suis la comtesse de Poitiers, s’écria-t-elle, et le char que vous avez vu me transportait. J’apprécie peu qu’on pénètre avec tant de fracas dans le lieu où je suis.
Comme les insurgés ignoraient qu’elle fût sortie de prison, cette annonce imprévue les rendit un moment silencieux. Ils allaient décidément de surprise en surprise.
— Voulez-vous me dire vos noms, reprit Jeanne, car j’ai coutume de ne parler qu’aux gens qui me sont nommés, et j’ai peine à savoir qui vous êtes sous vos harnois de guerre.
— Je suis le sire de Souastre, répondit le meneur aux gros sourcils roux, et celui-ci est mon compagnon Caumont Et voici Monseigneur Jean de Fiennes, et messire de Saint-Venant, et messire de Longvillers ; nous cherchons la comtesse Mahaut.
— Comment ? coupa Jeanne. Je n’entends que noms de gentilshommes ! Je ne l’aurais point cru à votre manière d’en user avec des dames qu’il vous conviendrait de protéger et non d’assaillir. Voyez madame de Beaumont qui est grosse presque à mettre bas, et que vous venez de faire pâmer. N’en avez-vous point honte ?
Un flottement se dessina parmi les alliés. Jeanne était belle, et sa manière de tenir tête leur en imposait. Et puis, elle était la belle-sœur du roi et paraissait revenue en grâce. Jean de Fiennes, le mieux né et le plus important de ces seigneurs, se souvenait d’avoir vu Jeanne, naguère, à la cour. Il l’assura qu’ils ne lui voulaient aucun mal, leur expédition ne visait que Denis d’Hirson, parce qu’il avait juré qu’il reniait son frère et ne tenait pas son serment.
En vérité, ils avaient espéré prendre Mahaut dans un piège et la contraindre par la force. Pour se venger de leur déconvenue, ils mirent la maison au pillage. Pendant une heure, le manoir de Vitz résonna du fracas des portes claquées, de l’éventrement des meubles et de bris des vaisselles. On arrachait des murs tapisseries et tentures, on raflait l’argenterie sur les crédences.
Puis, un peu calmés mais toujours menaçants, les insurgés firent remonter Jeanne et ses femmes dans le grand char doré, Souastre et Caumont prirent le commandement de l’escorte, et le char, environné d’un bruissement d’acier, s’engagea sur la route d’Hesdin.
Les alliés, de cette façon, étaient sûrs maintenant de parvenir jusqu’à la comtesse d’Artois.
À la sortie du bourg d’Ivergny, distant d’environ une lieue, un arrêt se produisit. Quelques alliés, lancés à la recherche de Denis d’Hirson, venaient de le rattraper au moment où il essayait de franchir l’Authie en traversant les marécages. Il apparut crotté, battu, saignant, enchaîné, et titubant entre deux barons à cheval.
— Que vont-ils lui faire ? Que vont-ils lui faire ? murmura Béatrice. Dans quel état l’ont-ils mis !
Et elle commença de prononcer à voix basse de mystérieuses prières qui n’avaient de sens ni en latin ni en français.
Après quelques palabres, les barons décidèrent de le garder comme otage, en l’enfermant dans un château voisin. Mais leur fureur meurtrière avait besoin d’une victime.
Le sergent Cornillot avait été pris en même temps que Denis. Or ce même Cornillot, pour son malheur, avait participé quelque temps auparavant à l’arrestation de Souastre et de Caumont. Ceux-ci le reconnurent et les alliés exigèrent qu’on lui réglât son compte sur-le-champ. Mais il fallait que sa mort servît d’exemple et donnât à réfléchir à tous les sergents de Mahaut. Certains préconisaient la pendaison, d’autres voulaient que Cornillot fût roué, d’autres encore qu’il fût enterré vif. Dans une grande émulation de cruauté, on discutait devant lui de la manière dont on allait le tuer, tandis qu’à genoux, le visage en sueur, le sergent braillait son innocence et suppliait qu’on l’épargnât.
Souastre trouva une solution qui mit tout le monde d’accord, sauf le condamné.
On alla chercher une échelle. On hissa Cornillot dans un arbre où on le hala par les aisselles, puis, quand il eut gigoté un bon moment pour la joie des barons, on coupa la corde et on le laissa tomber sur le sol. Le malheureux, les jambes brisées, hurla tout le temps qu’on creusa sa tombe. On l’enterra debout, sa tête seule émergeant où roulaient des yeux fous.
Le char de la comtesse de Poitiers attendait toujours au milieu du chemin, et les dames d’escorte se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre les cris du supplicié. La comtesse de Poitiers se sentait défaillir mais n’osait intervenir, de peur que la colère des alliés ne se retournât contre elle.
Enfin, Souastre tendit sa grande épée à l’un de ses valets d’armes. La lueur de la lame brilla au ras du sol et la tête du sergent Cornillot roula sur l’herbe, tandis qu’un flot de sang, jailli comme d’une rouge fontaine, arrosait à l’entour la terre meuble.
Au moment où le char se remit en route, la dame enceinte fut prise de douleurs ; elle commença de hurler, en se renversant en arrière. On sut aussitôt qu’elle n’irait pas au terme de sa grossesse.
III
LE SECOND COUPLE DU ROYAUME
Hesdin était une importante forteresse à trois enceintes, entrecoupée de fossés, hérissée de tours flanquantes, truffée de bâtiments, d’écuries, de greniers, de resserres, et reliée par plusieurs souterrains à la campagne environnante. Une garnison de huit cents archers pouvait y tenir à l’aise. À l’intérieur de la troisième cour se trouvait la résidence principale des comtes d’Artois, composée de divers corps de logis somptueusement meublés.
— Tant que j’aurai cette place, avait coutume de dire Mahaut, mes méchants barons ne viendront pas à bout de moi. Ils s’useront bien avant que mes murs n’aient cédé, et mon neveu Robert se leurre s’il pense que jamais je le laisserai s’emparer d’Hesdin.
— Hesdin m’appartient de droit et d’héritage, déclarait de son côté Robert d’Artois ; ma tante Mahaut me l’a volé comme tout mon comté. Mais je ferai tant que je le lui reprendrai.
Lorsque les alliés, escortant le char de Jeanne de Poitiers, et portant au bout d’une pique la tête du sergent Cornillot, parvinrent à la nuit tombante devant la première enceinte, leur nombre s’était réduit sensiblement. Le sire de Journy, prétextant qu’il devait surveiller la rentrée de son regain, avait quitté le cortège, imité bientôt du sire de Givenchy récemment marié et qui craignait que sa jeune femme ne s’ennuyât ou ne s’inquiétât. D’autres, dont les manoirs se voyaient de la route, avaient choisi d’aller souper chez eux, entraînant leurs meilleurs amis et assurant qu’ils rejoindraient tout à l’heure. Les obstinés n’étaient plus guère qu’une trentaine qui chevauchaient depuis de longs jours et se sentaient un peu las du poids de leurs vêtements d’acier.
Ils eurent à parlementer un bon moment avant qu’on ne leur permît de franchir le premier corps de garde. Puis, ils durent attendre encore, et Jeanne de Poitiers au milieu d’eux, entre la première et la seconde enceinte.
La nouvelle lune s’était levée dans un ciel encore clair. Mais l’ombre s’épaississait au fond des cours d’Hesdin. Tout était tranquille, trop tranquille même, au goût des barons. Ils s’étonnaient de voir si peu d’hommes d’armes. Un cheval au fond d’une écurie hennit, ayant flairé la présence d’autres chevaux.
La fraîcheur du soir s’installait, où Jeanne reconnaissait des parfums d’enfance. Madame de Beaumont, dans le char, continuait à gémir qu’elle se mourait. Les barons discutaient entre eux. Certains estimaient qu’ils en avaient assez fait pour le moment, que l’affaire commençait à sentir le traquenard, et que l’on aurait avantage à revenir en force, un autre jour. Jeanne vit l’instant où elle allait être emmenée, elle aussi, en otage.