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Enfin, le deuxième pont-levis s’abaissa, puis le troisième. Les barons hésitaient.

— Es-tu bien sûre que ma mère soit ici ? souffla Jeanne à Béatrice d’Hirson.

— Je vous le jure sur ma vie, Madame.

Alors Jeanne pencha la tête hors du char.

— Eh bien ! Messeigneurs, dit-elle, avez-vous perdu la hâte que vous montriez de parler à votre suzeraine, et le courage vous manque-t-il au moment de l’approcher ?

Ces paroles poussèrent les barons en avant et, pour ne pas démériter aux regards d’une femme, ils entrèrent dans la troisième cour où ils mirent pied à terre.

Si préparé qu’on soit à un événement, il est rare qu’il survienne de la manière qu’on attendait.

Jeanne de Poitiers avait envisagé de vingt façons le moment où elle se retrouverait en présence des siens. Elle s’était apprêtée à tout, à l’accueil glacial comme aux embrassements, à la grande scène de réhabilitation officielle comme à l’intime réunion de réconciliation. Pour chaque éventualité, elle avait construit son attitude et prévu des paroles. Mais jamais elle n’avait imaginé qu’elle rentrerait au château de famille escortée du désordre de la guerre civile et d’une dame de parage en train de faire une fausse couche.

Lorsque Jeanne pénétra dans la grand-salle éclairée aux cierges où la comtesse Mahaut, debout, bras croisés, lèvres serrées, regardait s’avancer les barons, ses premiers mots furent pour dire :

— Ma mère, il faut donner secours à madame de Beaumont qui est en train de perdre son fruit. Vos vassaux lui ont causé trop violente peur.

Aussitôt la comtesse chargea sa filleule Mahaut d’Hirson, une sœur de Béatrice qui était également de ses demoiselles de parage, d’aller quérir maître Hermant et maître Pavilly, ses physiciens particuliers, pour qu’ils portassent leurs soins à la malade. Puis, retroussant ses manches et s’adressant aux barons :

— Sont-ce là, méchants sires, des actions de chevalerie, que de vous en prendre à ma noble fille et aux dames de sa suite, et croyez-vous ainsi me faire fléchir ? Aimeriez-vous qu’on en usât de même avec vos femmes et vos pucelles lorsqu’elles cheminent par les routes ? Allons répondez, et dites-moi quelle est l’excuse à vos forfaits, pour lesquels je demanderai punition au roi !

Les alliés poussèrent Souastre en avant.

— Parle ! Dis ce que tu dois…

Souastre toussa pour s’éclaircir la gorge. Il avait tant parlé, vitupéré, crié ses griefs, harangué ses partisans, que maintenant, au moment le plus important, la voix lui manquait.

— Or ça, Madame, commença-t-il d’un ton enroué, nous voulons savoir si vous allez enfin désavouer votre mauvais chancelier qui étouffe nos requêtes, et consentir à nous reconnaître nos coutumes comme elles étaient du temps de Saint Louis…

Il s’interrompit parce qu’un nouveau personnage entrait dans la pièce, et que ce personnage était le comte de Poitiers. La tête un peu inclinée vers l’épaule, il avançait à longs pas tranquilles. Les barons, qui ne s’attendaient pas à voir surgir ainsi le frère du roi, se tassèrent les uns contre les autres.

— Messeigneurs… dit le comte de Poitiers.

Il s’arrêta, ayant aperçu Jeanne.

Il vint à elle et la baisa sur la bouche, de la façon la plus naturelle du monde, devant toute l’assistance, pour bien prouver par-là que sa femme était pleinement revenue en grâce et que donc les intérêts de Mahaut étaient pour lui affaires de famille.

— Alors, Messeigneurs, reprit-il, vous voici mécontents. Eh bien ! Nous aussi. Alors si nous nous entêtons de part et d’autre, et usons de violence, nous n’arriverons à rien de profitable… Ah ! Je vous reconnais, Bailliencourt ; vous étiez à l’ost… La violence, c’est le recours des gens qui ne savent pas penser… Je vous salue, Caumont… Ah ! Mon cousin de Fiennes ! Je n’attendais pas votre visite en telle compagnie…

En même temps, il passait parmi eux, les dévisageant, s’adressant nommément à ceux qu’il avait déjà eu l’occasion de voir, et leur tendant la main, à plat, pour qu’ils y posassent leurs lèvres, en signe d’hommage.

— Si la comtesse d’Artois voulait vous châtier des mauvais usages que vous venez d’avoir envers elle, cela lui serait facile… Messire de Souastre, regardez par cette fenêtre et dites-moi si vous auriez chance d’échapper ?

Quelques alliés se portèrent aux fenêtres ; les murs s’étaient garnis de casques qui se découpaient sur le crépuscule. Une compagnie d’archers s’installait dans la cour, et des sergents se tenaient prêts, au premier signe, à remonter les ponts et à faire choir les herses.

— Fuyons, s’il en est temps, murmurèrent certains.

— Mais non, Messeigneurs, ne fuyez pas ; votre fuite ne vous mènerait pas plus loin que le second mur. Encore une fois, je vous dis que nous voulons éviter la violence, et je prie votre suzeraine de ne point user des armes contre vous. N’est-ce pas, ma mère ?

La comtesse Mahaut approuva d’un bref signe de tête.

— Tentons de résoudre autrement nos différends, poursuivit le comte de Poitiers en s’asseyant.

Il convia les barons à en faire autant, et demanda qu’on leur servît à boire.

Comme il n’y avait pas assez de sièges pour tous, quelques-uns s’assirent à même le sol. Cette alternance de menaces et de courtoisie les désorientait.

Philippe de Poitiers leur parla longuement. Il leur démontra que la guerre civile n’apportait que le malheur, qu’ils étaient sujets du roi avant que d’être sujets de la comtesse, et qu’ils devaient se soumettre à l’arbitrage du souverain. Or celui-ci avait envoyé deux émissaires, messires Flotte et Paumier, avec mission de conclure une trêve. Pourquoi les alliés refuseraient-ils la trêve ?

— Mes compagnons n’ont plus confiance en la comtesse Mahaut, répondit Jean de Fiennes.

— La trêve vous était demandée au nom du roi ; c’est donc au roi que vous faites affront, en doutant de sa parole.

— Mais Monseigneur Robert nous avait assuré… dit Souastre.

— Ah ! J’attendais bien cela ! Prenez garde, mes bons sires, à ne pas trop écouter les avis de Monseigneur Robert qui parle un peu facilement au nom du roi, et vous fait travailler pour son compte. Notre cousin d’Artois a perdu sa cause contre Madame Mahaut depuis six années, et le roi mon père, dont Dieu garde l’âme, en a jugé lui-même. Ce qui se passe en ce comté ne regarde que vous, la comtesse et le roi.

Jeanne de Poitiers observait son mari. Elle entendait avec bonheur le timbre égal de sa voix ; elle prenait plaisir à reconnaître cette façon qu’il avait de brusquement relever les paupières, pour ponctuer ses phrases, et cette nonchalance de l’attitude qui n’était que force dissimulée. Philippe paraissait mûri. Ses traits s’étaient accusés ; son grand nez maigre se découpait davantage ; son visage avait pris une structure définitive. En même temps, Philippe semblait avoir acquis une singulière autorité comme si, depuis la mort de son père, une partie de la majesté naturelle du défunt fût passée en lui.

Au bout d’une grande heure employée à parlementer, le comte de Poitiers obtint ce qu’il voulait, ou du moins ce qui se pouvait raisonnablement obtenir. Denis d’Hirson serait libéré ; Thierry, provisoirement, ne reparaîtrait pas en Artois, mais l’administration de la comtesse resterait en place, jusqu’à la fin des enquêtes. La tête du sergent Cornillot serait remise aux siens pour recevoir une sépulture chrétienne…